Philippe Teillet répond à JM Lucas sur la démocratie dans les Musiques actuelles

J'ai publié sur ce blog plusieurs articles pour partager des explications que JM Lucas, alias Dr Kasimir Bisou, apporte à l'évolution des politiques culturelles. Sur la question plus spécifique des Musiques Actuelles que JM.L, alias K.B, fervent militant prend souvent comme exemple, P. Teillet apporte des éléments de réflexion complémentaires qui désidéalisent certains attributs que KB prête aux MA (source ).



 


Rebondir à Bisou - Commentaires sur le texte : « Diversité culturelle et politiques publiques, la fausse conversion française ! »
Il y aurait beaucoup à dire sur ce texte (« Diversité culturelle et politiques publiques, la fausse conversion française » ou « Les 3 DC des politiques culturelles ») où, comme toujours, K.B s’y montre particulièrement minutieux, pertinent et stimulant. J’adhère pleinement en particulier à son appel en faveur d’une (re)politisation des politiques culturelles à travers une mise en débat des choix qui sont faits en ce domaine (notamment la définition des valeurs et l’activité des comités d’experts).
J’inviterai simplement - et, on le verra, cette invitation constituera le fil rouge de ce « rebond » - les lecteurs de ce texte, acteurs des musiques actuelles, à ne pas s’installer trop confortablement à l’extérieur des pratiques visées et dénoncées par Kasimir. Il n’est pas indispensable de faire partie d’un comité ou d’une commission d’experts créé(e) par la Drac et présidé(e) par son directeur ou l’un de ses conseillers, pour faire des choix au nom d’une conception personnelle (le plus souvent non pensée et encore moins affirmée comme telle) de l’intérêt général. Construire une programmation, composer une liste de groupes ou d’artistes amateurs, par exemple (surtout avec la bonne conscience « raffarinesque » d’agir dans la « proximité », à l’écoute du « terrain », de « soutenir la création locale » - cf. le texte de Dick - Les 4 étapes de l’intégration des musiques actuelles dans l’action de l’Etat), sont le plus souvent des situations où des choix au fond « publics », aussi modestes soient-ils, sont faits sans aucun débat public. Il en va de même bien entendu lors de la désignation des responsables de ces choix au sein de leur structure ou de l’affectation des moyens mis à leurs dispositions. Sur ce point K.B. se focalise trop à mon sens sur les « grands » choix des « grandes institutions culturelles » du ministère ou des collectivités territoriales. Je regrette qu’il n’ait rien dit de cette multitude de choix quotidiens (artistiques ou non) qui font la vie de tout équipement et de toute manifestation. La vraie question est alors de déterminer la procédure de mise en débat adéquate. Le référendum étant, en cette matière comme dans bien d’autres, non seulement peu envisageable pour des micro-décisions, mais aussi une aimable plaisanterie dont le caractère démocratique résiste mal à l’examen, c’est à un travail sérieux et difficile de recherche, d’expérimentation et de mise en place de modalités de publicité et de délibération autour de ces choix auquel il faudrait s’atteler. J’observe simplement que sur des décisions au moins aussi complexes (technologiques, scientifiques) on a su trouver des procédures adaptées de démocratie participative (commission du débat public, conférences du consensus, etc.). La subtilité et les particularismes des choix culturels ne sont pas tels qu’on doive y renoncer. L’intérêt pour ces questions de participation, de socialisation des décisions, de mise en délibération de l’intérêt général, est tel en ce moment que je suis sûr qu’on peut trouver sur ce point des procédures adaptées.
En tout cas, et pour rejoindre un de mes dadas, la première des choses consiste à s’expliquer sur ce que l’on fait, à rendre des comptes sur ses choix, à expliciter - en mettant des mots sur des choses et des actes - les décisions prises. Or le milieu des MA, intarissable sur les rapports aux publics, aux populations, incollable sur les questions de professionnalisation, de structuration régionale et d’aménagement du territoire (en général pour dénoncer la plupart des autres acteurs des politiques culturelles), est trop souvent silencieux ou expéditif sur les décisions prises en son sein concernant des artistes (autant professionnels qu’amateurs). De brèves évocations de genres et de labels suffisent ( ?) à expliquer la présence des uns ou des autres sur une scène ou dans un quelconque dispositif de soutien ou d’accompagnement. Alors, dans ce jeu de la paille et de la poutre, il me semble que les acteurs des MA devraient balayer devant leurs portes et s’attacher pour ce qui les concerne (avant de dénoncer les autres dont ils seraient victimes) à définir comme le dit K.B., les conditions de la mise en discussion publique de leurs propres décisions.
Maintenant, les points principaux de désaccords ou de divergences avec mon cher Kasimir sont les suivants :

Développement et démocratie

Après avoir souscrit totalement à ses remarques sur les ambiguïtés et l’arbitraire de la démocratisation, en revanche, je ne suis pas d’accord avec la distinction qu’il propose entre développement culturel et démocratie culturelle. Il durcit à l’excès le développement culturel qui n’a jamais eu de définition très précise. Celle qu’il donne et qui vient du ministère Duhamel, en est une possible, mais la vertu de cette notion (et ce qui en fait le succès) est sa plasticité et sa propension à recouvrir du même terme tout et n’importe quoi, plus précisément autant la démocratie culturelle que la démocratisation culturelle. La définition retenue par K.B. dans son texte, c’est la conception Duhamel / Rigaud du développement culturel qui constitue en fait une actualisation « seventies » de la démocratisation. Ces derniers se sont au fond bornés à donner une autre définition des objectifs de la démocratisation culturelle : moins le rassemblement du peuple par un rapport socialement élargi aux « œuvres capitales de l’humanité », comme dans le projet politique de Malraux, que l’autonomie et l’épanouissement de chacun, la désaliénation, même si ce n’est pas un référent idéologique de ce ministre et de son chef de cabinet. D’ailleurs, lorsque K.B. détaille les doutes sur les impacts du développement culturel, ce sont les enquêtes pratiques culturelles des Français qu’il cite et spécialement la question de la structure du public qui est avant tout un problème de démocratisation - réduction des écarts entre groupes sociaux (aucune enquête de ce type n’a pu être mise en place pour évaluer les résultats d’une politique de démocratie culturelle).
S’il a raison dans ce développement de pointer le tropisme de la création artistique dans les pratiques et jugements de valeurs des responsables des Drac et des représentants de nombreuses collectivités territoriales, ce point a peu à voir avec le développement culturel (en raison une fois encore du flou et de la plasticité de cette notion). En revanche, si on veut essayer de comprendre quelque chose à ce sujet, il vaut mieux se pencher sur les mécanismes sociaux et politiques de construction d’identités collectives et de différenciation de sphères sociales. C’est là où les politiques culturelles comme d’autres politiques publiques sont marquées par de tels mécanismes. Pour des raisons et à la suite d’événements et d’interactions trop longs à détailler ici, on se trouve face à un phénomène plus général : la construction autour d’une politique publique, d’administrations spécialisées et de milieux professionnels progressivement différenciés qui concourent à la construction de la culture en secteur distinct. La création et les enjeux artistiques ont d’ailleurs principalement joué un rôle clef dans la distinction du culturel et du socioculturel. Moins naturelle qu’on le croit souvent, cette différence est un bel exemple de construit social. J’ai souvent eu l’occasion d’observer combien le milieu des MA travaillait cette distinction et s’interrogeait sur sa localisation : territoire de résurrection de l’éducation populaire ou terrain de politiques artistiques visant à soutenir les innovations ? Il serait absurde de vouloir trancher ici cette question. Mais on peut encore observer l’ambiguïté de nombreuses prises de position chez les acteurs des MA blâmant la focalisation des milieux culturels traditionnels sur ces enjeux artistiques et de création, mais qui sans employer le vocabulaire artistique sont fortement intéressés par l’accompagnement (de projets artistiques amateurs ou pro), les émergences, les labels innovants, les courants musicaux inventifs, les « découvertes » et s’attachant à développer la créativité de groupes amateurs. Loin de moi l’idée de vouloir mettre fin à de telles activités, ce rappel n’a pas d’autres objectifs que de nous amener à réfléchir sur nos propres pratiques et pour ce faire à renoncer aux alternatives aussi sommaires que trompeuses.

L’idéalisation des politiques publiques

K.B. se fait une idée très... idéale... des politiques publiques en général. Il leur accorde en général une rationalité qu’elles n’ont pas en se demandant comment les politiques culturelles pourraient atteindre ce niveau. C’est à mon avis la limite d’une réflexion qui repose sur la seule connaissance des politiques culturelles. Que les autres politiques ne montrent à l’examen, guère plus de rationalité n’excuse pas les politiques culturelles. Mais ça invite plutôt à rechercher des explications moins spécifiques aux questions, acteurs et services culturels. Loin d’être orientées par la résolution de problèmes clairement définis a priori, les politiques publiques sont le plus souvent le cadre de luttes entre acteurs intéressés et dont les différends concernent tant la définition des problèmes que des mesures à mettre en œuvre, le bilan des actions passées et l’évaluation des résultats, l’équilibre des responsabilités entre acteurs publics, ainsi qu’entre acteurs publics et privés. La surpopulation de ces politiques, l’intervention d’acteurs multiples dans le moindre champ de décision et d’action, comme on le voit particulièrement dans les politiques culturelles, n’est pas la moindre des sources de cette irrationalité. La réflexion devrait donc plutôt que de regretter la situation des politiques culturelles (même si elles présentent certaines spécificités) de comprendre que nous sommes face à une question plus générale consistant à produire de l’ordre autour des politiques publiques. Autrement dit, comment serait-il possible de réintroduire un consensus relatif autour de l’action publique en ce domaine ? K.B. croit sur ce point beaucoup aux vertus du droit et de la norme. Je crois beaucoup plus à des formes de régulations politiques territorialisées. Ce que tente en ce moment de lancer la concertation nationale sur des schémas territoriaux de développement.

Les risques de l’instrumentalisation de la pensée Bisou

Dernier problème, et pas le plus mince, ce texte peut être très séduisant pour les acteurs des musiques actuelles ou des cultures urbaines, ceux du mouvement des friches etc., bref tous ceux qui, nouveaux entrants du secteur culturel, peinent à trouver les mêmes soutiens que d’autres et souffrent encore d’un déficit de légitimité et de tous les effets pratiques que cela induit. Or, et pour parler ici exclusivement des musiques actuelles, au-delà de la séduction du propos, je ne suis pas sûr que, tel qu’il fonctionne actuellement, ce sous-secteur échappe aux critiques que KB porte aux politiques culturelles. En quelque sorte, nous autres des MA, prendrions ce texte pour un plaidoyer en notre faveur alors qu’il contient (mais là je ne sais pas ce qu’en pense son auteur), une forte critique à notre égard. Je l’ai déjà évoqué plus haut, nous ne sommes pas les derniers à faire de nombreux choix des affaires très personnelles et très personnalisées et nous n’avons pas de leçon à donner sur la socialisation de nos décisions et la participation démocratique aux choix collectifs.
Autre exemple, est-on vraiment sûr en notre domaine de mettre en oeuvre une forme de démocratie culturelle ? Je ne le crois pas. Dans bien des cas, nous sommes plutôt des porteurs d’offre qui proposons aux populations ce que nous croyons être des valeurs (en émergence ou confirmées, peu importe). Le vrai sens de la démocratie culturelle, c’est le soutien aux formes et pratiques culturelles déjà présentes. En soi, c’est assez compliqué à réaliser hors d’une dimension ethnologique de l’action. Mais dans notre domaine, si on considère, par exemple, le rap ou une activité hip hop de cette façon (comme déjà présent), il faudrait un peu s’interroger sur cette présence et sur les modèles ou les normes culturelles déjà intériorisés par les populations sur lesquelles (ou avec lesquelles) on travaille. Penser que ces modèles ou normes sont du "déjà-là" me semble très contestable... du moins autant que de dire d’un certain public de TV que TF1 répond à sa demande... Il y a une marge entre nier que les populations concernées par des politiques soient porteuses d’une certaine culture et naturaliser, authentifier, les expressions culturelles qu’elles affichent comme étant les leurs. Tout le sens d’une action à leur égard peut consister aussi, en toute légitimité, à ouvrir pour elles un espace des possibles dans leur développement culturel. Dans ce cas, il vaut mieux ne pas se voiler la face sur le fait que ce qu’on met en oeuvre a peu à voir avec de la démocratie culturelle.
Enfin, la référence à la définition de la culture telle que la formule l’Unesco est bien venue et je crois effectivement que c’est en prenant celle-ci en considération qu’on pourra donner un nouvel élan à ces politiques. Mais ici aussi il faut être un peu conséquent et ne pas se borner à parler la langue Unesco pour agir Malraux. Et le milieu des MA agit plus Malraux qu’Unesco. Pourquoi ? Parce qu’il reste centré (là encore pour des raisons trop longues à expliquer) sur des enjeux artistiques. Si on voulait effectivement prendre en considération dans ces politiques non seulement les arts et lettres mais aussi les modes de vie, les façons de vivre, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances, on ne se focaliserait pas sur le décret de 53, l’accompagnement des amateurs, la diffusion de jeunes talents sur les radios, la TVA sur les disques ou le téléchargement mais sur bien d’autres problèmes culturels de notre temps (qui pourraient sans doute trouver des formalisations esthétiques mais ne sauraient s’y réduire). Pour être encore plus clair, nombre d’ateliers et de débats des rencontres d’acteurs des MA, comme lors de ce ForuMa, n’ont aucun sens du point de vue de la définition de l’Unesco !
Donc : je suis persuadé que ce texte contient de nombreux éléments très pertinents, mais ne le lisez pas en pensant qu’il légitime les MA. Lisez-le plutôt en essayant de voir en quoi il interroge l’ensemble des politiques culturelles, MA comprises.