MC2 et Regie 2C: les chiffres


Les équipements publics de la culture alimentent quelques fantasmes, et beaucoup de rancœur auprès des acteurs moins bien munis, souvent des associations, qui souffrent d'une inégalité de reconnaissance, et donc de moyens pour leur projet culturel. Voilà quelques chiffres à destination des cultureux grenoblois, pour vous permettre d'aller plus loin dans vos analyses

  • La MC2
Informations recueillies lors d'une intervention publique de Michel Orier lorsqu'il était directeur de la MC2 :
-Travaux de rénovation avant 2004 (investissement):
environ 40 M€ , couvert à 42,3 % par la ville, 40 % par l'État, 10,7 % par le département et 8 % par la Région
-Fonctionnement annuel chiffres de 2012:
Environ 6 000000€ de subventions pour la MC2: état 2,2M, Ville de Grenoble 1,6M, Département de l'isère 1,5M, Région Rhône Alpes 0,5 M.
-Recettes de billetterie; environ 2M€ pour 100 000 spectateurs annuels,

Une précaution est à prendre: je ne parviens pas à savoir si ces subventions sont éxlusivement dédiées à la MC2 ou si elles sont à répartir avec le Centre Dramatique géré par Osinki, le centre choregraphique par Gallota, et les Musicien du Louvre de Minkowski. Certains recoupements me portent à croire que ces autres acteurs sont financés par d'autres subventions, mais je ne peux pas y mettre ma main à couper. Auquel cas, on aurait une moyenne de 60€ de subvention par places.

Remarque:
A 200m de là La Bifurk et ces 10000 spectateurs annuels n'ont aucune subvention pour l'activité de spectacle vivant. En 2011, le budget de L'ampérage à Grenoble équivalait à 5€ de subvention par place, à la différence près que l'Ampérage ne programme pas mais accompagne d'autres associations culturelles à la recherche de lieux pour produire des évènements. Son budget sert donc à conseiller les autres assos en matière juridique, administrative, technique et de communication, et non pas à financer des spectacles. De nombreuses associations qui s'y produisent ne bénéficient d'aucune subvention directe par place. Soit dit en passant, ce modèle est un excellent vecteur de démocratie culturelle puisque les portes sont ouvertes à toute esthétique de manière équitable.

  •  La Régie 2C  (Chaufferie et Ciel)
Infos issues de leur offre d emploi directeur du printemps 2012:

La Régie 2C (Régie Chaufferie-Ciel) est un équipement culturel qui s’inscrit dans la dynamique d’agglomération dans le champ des musiques actuelles :
-deux sites complémentaires en termes d’offre de service : Le Ciel et La Chaufferie
-une vocation affirmée sur la transmission et l’accompagnement des pratiques
-une identité musicale affirmée « pop-rock » pour la diffusion professionnelle au Ciel et une dominante récente « musiques du monde » à la Chaufferie
-des objectifs d’ancrage local et de rayonnement

Dans le contexte de la construction de la Scène des Musiques Amplifiées de Grenoble (SMAG) à horizon fin 2013, la Régie 2C est actuellement le seul équipement labellisé Salle Musiques Actuelles (SMAC) sur l’agglomération. Ce label reconnaît le respect d’exigences en terme d’offre de services et donne lieu à financement par l’Etat. 

La Régie 2C s'inscrit dans une politique culturelle en matière de formation et diffusion musicale, en lien étroit avec le Conservatoire à Rayonnement Régional (CRR) et la future SMAG. La Régie 2C est un équipement public administratif, dotée d'une équipe de 11 personnes et un budget de fonctionnement de 875 000 €, financé à 60% par la Ville de Grenoble.


Remarque
Je n'ai aucun chiffre du théâtre municipal de Grenoble. Pourtant, regardons les têtes d'affiches programmées dans le passé: Stéphane Guillon, Patrick Timsit, Edouard Baer, Pierre Arditi, Gerard Jugnot... Est-il normal d'affecter de l'argent public pour acheter des spectacles très chers à des maisons de productions privées, afin que ce soit moins cher pour le publiconsommateur ? De mon point de vue c'est plutôt le rôle du secteur marchand de diffuser ces œuvres ( Summum et consors), il n'y a pas d'utilité publique là dedans.


  • Festival Rocktambule et Detours de Babel (fusion ex-Festival de Jazz et ex-38eme rugissant)
Pour info,  d'après la lettre ouverte de PMI (asso qui organise Rocktambule) de janvier 2010: 40€ par place au 38eme Rugissant contre 6€ pour Rocktambule. Il serait intéressé d'avoir aussi les chiffres des autres festivals et salles de l'agglo



Je suis preneur de toute autre source pour connaître les budgets des salles et festivals de l'agglo pour les publier également et permettre à tous de fournir des analyses justes.


PS: pour rappel, les budgets mettent en lumière des inégalités, ils ne doivent pas être les seuls éléments de discussion sur l'évolution des politiques culturelles, la question du sens des projets culturels reste centrale à débattre (rappelez-vous de l'image de Franck Lepage, recouvrir les pauvres de fumier pour les cultiver, c'est pas vraiment pertinent, donc avant de demander des financements pour  faire de même, assurons-nous du sens de notre projet)



Reconnaissance et consécration artistique: le piège tendu aux politiques culturelles

Je suis abonnée à la newsLetter du Deps ( le département des études, de la publication et la statistique) du ministère de la Culture et voici un de leurs nouveaux travaux qui mérite que je formule une critique. Pour mieux comprendre le rôle du DEPS, je cite le site du ministère: "il forme le principal service d'études du ministère de la Culture et de la Communication, spécialement chargé des études socio-économiques dans le domaine de la culture. Grâce au développement des statistiques sur la culture, il apporte un éclairage quantitatif et qualitatif à la définition, aux orientations et à l'aide à la décision des politiques culturelles nationales."

Le Deps, c'est donc l'organe étatique où se mènent les réflexions pour construire nos futures politiques culturelles. Or je découvre qu'ils s'associent à de nombreux laboratoires de recherche pour réfléchir aux processus de Reconnaissance et consécration artistique. Jetez donc un oeil à la page du colloque en question: www.colloque-consecration.org (au cas où elle disparaitrait du site un jour, j'ai copié son contenu en fin de ce mail)
 
"Et alors, c'est quoi la polémique ?" vous demandez-vous. Un peu de patience, je vous y conduis, tout en restant bien courtois face à un sujet qui pourtant m'indigne très profondément. Je me tempère...

Fouiller cette question revient à comprendre comment on est capable d'anticiper ce qui va faire d'une œuvre ou d'une équipe artistique une référence. En tenant compte de toutes les évolutions du secteur culturel, dont l'interaction avec le secteur marchand, l'émergence d'artistes toujours plus nombreux et divers dans leurs esthétiques, et les moyens d'accès à la production culturelle démultipliés avec le numérique depuis 10 ans, les voies qui mènent à la consécration se sont multipliées. Ce colloque vise à les identifier.


Ce questionnement intéresse tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, souhaitent comprendre comment on "se hisse sur le podium", cette place où on aura un accès privilégié aux financements publics ou privés de la création, aux circuits de diffusion... Cette place où on n'aura plus à se préoccuper de ce qu'on crée et de comment on le finance, car on aura toujours le bénéfice de la célébrité qui garantit que quoi qu'on fasse, ce sera consommé par un large public bien préparé par une communication abondante qui vénère la célébrité obtenue. Dans le privé ce sera rentable, dans le secteur public on parlera de rayonnement ... deux finalités différentes, mais un enjeu commun : la reconnaissance et la consécration !

C'est le début de notre problème, car à partir de cet enjeu, on structure les moyens, on détermine comment on travaille. Raisonnons par le cas pratique, je prends la MC2 de Grenoble pour une Nième fois sur ce blog :
-un directeur artistique, aidé par son réseau d'homologues dans les équipements phares des autres grandes villes, travaille la sélection des œuvres au sein des milieux qu'ils connaissent: les circuits de création abondamment financés par le même ministère de tutelle.
- une équipe de commerciaux qui produit un catalogue annuel et qui diffuse ses produits sur tous les circuits de vente traditionnels physique ou internet.
- un gros budget de communication, pour inonder les espaces publicitaires de l'agglomération et pour acheter des encarts dans toute la presse locale.

C'est très proche du secteur marchand. Seule la sélection diffère un peu car les producteurs marchands de loisirs culturels sélectionnent plutôt selon des critères marketing, mais le travail commercial et communicationnel est rigoureusement le même.

On ne peut pas dire que la politique publique a été influencée à ses origines par le secteur marchand; elle est plutôt l'héritière d'un passé lointain, où la production artistique financée par la noblesse avait pour fonction de distraire le roi et sa cour. Pour les dubitatifs, sachez que la comédie française, l'élite de la formation théâtrale française encore aujourd'hui, était créée par Louis XIV au XVIIeme siècle; et désormais les centres dramatiques créés par le ministère partout en france durant les dernières décennies n'aspirent qu'à y ressembler, qu'à copier le modèle qu'ils convoitent. Aujourd'hui encore, la politique culturelle est imprégnée de cette vision de l'excellence, à l'origine de la recherche de la reconnaissance et de la consécration. Le secteur marchand culturel n'en est donc pas responsable ; en revanche par son omniprésence il conforte cette manière de penser, cette recherche de l’œuvre consacrée qui aura un succès garanti. Et nos chercheurs et notre ministère, incapables de penser autrement, se ruent sur la question: quelle tristesse.



C'est bien là la polémique. On affecte des moyens publics énormes sur cette question (entre les services ministériels et les chercheurs d'université, ça en fait des denier publics!), alors que son caractère d'utilité sociale ( ou d'intérêt général employez le terme que vous voudrez ) n'a rien d'évident. J'affirmerai même que les enjeux d'une politique publique de la culture sont complètement ailleurs, et je m'arrête ici pour cette article bien assez long. Pour ne pas vous frustrer totalement si vous voulez des pistes pour cette ailleurs, cherchez sur ce blog les articles parlant de l'agenda 21 de la culture, de diversité culturelle, de déclaration universelle des droits culturels, de Jean-Michel Lucas... et vous serez alors sur la bonne voie.




COPIE DU TEXTE PUBLIE SUR www.colloque-consecration.org

Argument

Si les questions de reconnaissance et de consécration se situent au cœur de toute analyse des univers artistiques et culturels, c’est que ces derniers sont fondés sur des propriétés spécifiques et pour le moins paradoxales. En effet, relativement à d’autres domaines, les mondes de l’art se caractérisent par l’importance majeure que les professionnels comme les publics accordent à la valeur symbolique des œuvres et des artistes et par le désintéressement affiché ou, du moins, la dénégation assumée concernant la valeur et les profits économiques. Ainsi, au sein de ces univers, la hiérarchisation des artistes et des œuvres s’organise essentiellement selon la logique de l’accumulation du capital symbolique. Or, paradoxalement, l’évaluation de la qualité ou de la valeur artistique s’avère, au moins au départ, fortement marquée par l’incertitude, notamment parce que cette évaluation est généralement privée de conventions consensuelles et que ses objets (œuvres et artistes), loin d’être homogènes comme sur d’autres marchés, se caractérisent avant tout par leur singularité.
Le développement de l’analyse de la reconnaissance et de la consécration artistiques se révèle donc essentiel pour comprendre ce qui fait le prix et la valeur artistique des œuvres et pour appréhender, plus généralement, le fonctionnement social des champs artistiques dans leur diversité.
C’est l’objectif que s’assigne ce colloque en faisant dialoguer des chercheur-se-s provenant de différents pays et de plusieurs disciplines des sciences sociales (sociologie, histoire et histoire de l’art, études littéraires, sciences de l’information et de la communication, économie, etc.) et des acteurs institutionnels de l’art et de la culture.
La variété des points de vue vise en particulier à penser les phénomènes de consécration en relation avec les transformations passées et présentes des mondes de l’art. Ces dernières années, l’accroissement des populations d’artistes, la concentration des entreprises culturelles et médiatiques et le développement de l’organisation par projet font partie des principales mutations ayant entraîné une intensification de la concurrence et de la spéculation sur la qualité artistique. Si ces transformations n’ont pas fait disparaître les voies traditionnelles de la consécration, elles en ont fait apparaître de nouvelles et semblent avoir rendu plus efficientes celles qui étaient davantage centrées sur la notoriété médiatique et commerciale que sur la réputation proprement artistique.
Identifier ces différents phénomènes, les distinguer et rendre compte empiriquement de leur articulation dans le processus de reconnaissance des œuvres, des artistes ou des genres artistiques comptent parmi les enjeux majeurs de ce colloque.

Comité d’organisation

Laurence Ellena (Université de Poitiers, GRESCO), Pierig Humeau (Université d’Amiens, CURAPP), Wenceslas Lizé (Université de Poitiers, GRESCO), Fanny Renard (Université de Poitiers, GRESCO), avec l’aide d’Anne Cavarroc et de Chantal Vallet

Comité scientifique

Président : Yvon Lamy (Université de Limoges, GRESCO)
Christophe Charle (Université Paris 1, IHMC), Jérôme David (Université de Genève), Wouter De Nooy (Amsterdam Universiteit), Olivier Donnat (DEPS, ministère de la Culture et de la Communication), Timothy J. Dowd (Emory University, Atlanta), Jacques Dubois (Université de Liège), Vincent Dubois (Université de Strasbourg, GSPE), Sylvie Ducas (CHCSC, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), Laurence Ellena (Université de Poitiers, GRESCO), Charlotte Guichard (IRHiS, CNRS), Pierig Humeau (Université d’Amiens, CURAPP), Susanne Janssen (Erasmus Universiteit, Rotterdam), Bernard Lahire (ENS Lyon, Centre Max Weber), Philippe Le Guern (Université d’Avignon, Centre Norbert Elias), Wenceslas Lizé (Université de Poitiers, GRESCO), Gérard Mauger (CESSP, CNRS), Delphine Naudier (CRESPPA-CSU, CNRS), Claude Poliak (CESSP, CNRS), Alain Quemin (Université Paris 8, Institut d’Études Européennes), Marie-Pierre Pouly (Université de Limoges, GRESCO), Hyacinthe Ravet (Université Paris Sorbonne, OMF), Fanny Renard (Université de Poitiers, GRESCO), Olivier Roueff (Printemps, CNRS), François Rouet (DEPS, ministère de la Culture et de la Communication), Dominique Sagot-Duvauroux (Université d’Angers, GRANEM), Marco Santoro (Université de Bologne), Gisèle Sapiro (CESSP, CNRS), Séverine Sofio (CRESPPA-CSU, CNRS), John B. Thompson (Cambridge University), Solange Vernois (Université de Poitiers, GERHICO),

Soutiens institutionnels et partenaires scientifiques

Le colloque "Reconnaissance et consécration artistiques" est organisé par le GRESCO avec la participation du Centre Universitaire de Recherche sur l’Action Publique et le Politique (CURAPP) et le soutien du Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication (DEPS), de l’Université de Poitiers, de la Région Poitou-Charentes, de l’IUFM Poitou-Charentes et de la Communauté d’agglomération Grand Poitiers.
Le colloque a également reçu le soutien des partenaires scientifiques suivants : le Centre Européen de Sociologie et de Science Politique (CESSP), le programme ANR IMPACT, le Centre Max Weber, l’Observatoire Musical Français (OMF) et l’Association Internationale de Sociologie (ISA)

Modalités et outils innovants pour l'implication des citoyens dans la vie publique locale

Je vous partage ce document parce qu'il a le mérite d'appréhender a culture non pas comme un secteur en soi mais bien comme un élément transversal de plusieurs politiques publiques, tel que le préconise l'Agenda 21 de la Culture.

Extraits du dossier coproduit par Le Couac de Toulouse (COllectif Urgence d'Acteurs Culturels ) et MULTILATERAL (Association Aragonaise pour la Cooperation Culturelle):

Laboratoire de réflexion et de propositions opérationnelles pour le secteur culturel dans deux villes européennes signataires de l’Agenda 21 de la Culture

L’Agenda 21 de la culture a été approuvé le 8 mai 2004 par des villes et des gouvernements locaux du monde entier qui s’engagent dans les domaines des droits de l’homme, de la diversité culturelle, du développement durable, de la démocratie participative et de la création de conditions pour la paix. Il s’agit du premier document à vocation mondiale qui prend le pari d’établir les bases d’un engagement des villes et des gouvernements locaux en faveur du développement culturel. L’adhésion à l’Agenda 21 de la culture revêt une forte importance symbolique : elle exprime l’engagement d’une ville de faire de la culture une dimension clef des politiques urbaines et montre une volonté de solidarité et de
coopération avec les villes et les gouvernements locaux du monde entier. Les villes utilisent l’Agenda 21 de la culture pour, d’une part, plaider l’importance de la culture dans le développement local auprès des gouvernements nationaux et des institutions internationales et, d’autre part, renforcer les politiques culturelles locales. Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU) a adopté l’Agenda 21 de la culture comme document de référence de ses programmes en culture et a joué le rôle de coordinateur du processus postérieur à son approbation.
 


Les villes de Huesca et de Toulouse se sont engagées depuis plusieurs années avec l’Agenda 21 de la culture. En effet, dans ces deux villes des procédés ont été mis en place pour impliquer les citoyens dans la vie publique et culturelle locale. Le présent projet vise à créer un espace de réflexion transfrontalier pour analyser et évaluer les méthodologies et les outils utilisés par l’échange d’expériences et de bonnes pratiques réalisées dans les villes de Toulouse et de Huesca...


Pour en savoir plus sur l'orientation de leur réflexion et appréhender ce questionnement sur l'implication citoyenne dans la vie culturelle, lisez donc ou téléchargez le dossier par ici. (En français à partir la page 11)

L'IDF sort une politique culturelle d'actualité: les fabriques de culture

Quand on rencontre une politique culturelle qui sort des enjeux d'excellence artistique, il est intéressant de la partager. On se dit "ah tout de même, c'est possible!". Du moins c'est la réaction que j'ai eu en découvrant cette nouvelle proposition de la région Ile-de-France, en résonance avec tant d'enjeux actuels. Certes, elle n'est pas pondue par le ministère ni ces satellites en région; combien de décennies leur faudra-t-il pour comprendre ce qui est constaté ci-dessous?

Lisez donc la présentation de cette politique culturelle.

Le paysage culturel en Ile-de-France a connu un développement très important dans les années 80 ; les collectivités territoriales ont ainsi accompagné par des politiques publiques volontaires l’aménagement du territoire francilien, avec des lieux nombreux et accessibles au plus grand nombre. Puis, à partir des années 2000, les réflexions sur les « nouveaux territoires de l’art » ont permis d’amorcer une étape nouvelle qui prenait en compte des projets culturels moins institutionnels, portés par des artistes ou des citoyens engagés. Les lieux dits « intermédiaires » ont ainsi vu le jour dans de multiples endroits, dans des friches industrielles, dans des quartiers excentrés, à la rencontre de nouveaux publics, ouvrant leurs portes à des artistes moins repérés.

Ces lieux d’un nouveau genre se sont développés dans des économies précaires très éloignées de celles des lieux institutionnels. Correspondants à un fort besoin des différents acteurs et sans doute à une nouvelle démarche de démocratisation culturelle que l’institution ne permettait pas, ils ont su se faire une place très importante dans le réseau culturel, étant souvent le lieu de la prise de risque et du pari sur l’émergence et la création de demain.


Cependant, on constate aujourd’hui que le modèle économique de ces lieux n’a pas évolué suffisamment pour leur permettre de continuer leur action dans de bonnes conditions. De même, on observe que les créateurs connaissent des difficultés croissantes à trouver des espaces de travail adaptés en nombre suffisants, en raison en particulier de la pression immobilière forte à Paris et en petite couronne. De plus, il semble que l’expérimentation, les croisements entre champs artistiques ou encore les expériences collectives sont plus difficiles à accompagner dans le cadre de dispositifs classiques de politiques publiques.


Par ailleurs, ces lieux ont su tisser un rapport fort à leur territoire d’implantation, développant des initiatives en interaction avec des acteurs locaux autres que ceux de la culture, en lien avec le monde associatif et coopératif, participant ainsi à l’invention de nouvelles formes économiques et à la mise en œuvre de projets culturels différents.


Indépendamment de la question des lieux, les initiatives artistiques expérimentales et innovantes se construisent dans des structurations le plus souvent fragiles alors qu’elles participent d’un renouvellement des arts pour demain. Un pan de la création se trouve alors mis de côté, creusant un écart entre des politiques institutionnelles historiques et certaines évolutions de la société, de la création et des pratiques.


Forte de ces différents constats et des échanges qu’elle entretient avec les acteurs culturels franciliens, la Région a décidé de compléter son action par un dispositif transversal qui donne une place à ces lieux atypiques dans lesquels la création trouve des espaces matériels ou immatériels pour s’épanouir, où les esthétiques se mêlent sans problème, et où artistes confirmés croisent ceux de demain permettant ainsi des synergies nouvelles et dynamiques, à un moment où le contexte économique difficile nécessite d’inventer de nouvelles collaborations pour maintenir un secteur culturel audacieux.


Cette nouvelle politique transversale permettra le développement de projets sur l’ensemble du territoire régional et dans l’ensemble des secteurs de la création artistique et culturelle, de soutenir l’émergence de nouvelles formes de création. Il s’agit ici de donner des moyens aux structures qui ne rentrent pas ou peu dans les réseaux habituels de l’aide publique à la culture, et de préserver une liberté de création indispensable à la diversité de la scène artistique. La dimension et les enjeux artistiques et culturels doivent être clairement identifiables. Compte tenu de la spécificité de l’activité des Fabriques tournée vers la création, les projets seront appréciés en tenant compte de leur caractère expérimental et de recherche sans que le but immédiatement poursuivi soit celui d’une œuvre finalisée.


La suite sur le site de la région IDF 

L'après Orier et ma candidature à la direction de la MC2

L'info a déjà fait son chemin, Michel Orier a quitté la direction de la MC2 pour des responsabilités ministérielles. En toute logique, son poste vacant a fait l'objet d'une offre d'emploi.

Rappelons-nous sa nomination dix ans plus tôt. Yolande Padilla qui dirigea 3 ans le Cargo hors les murs, le temps que les travaux colossaux menant à la MC2 ne s'achèvent, était remerciée pour l'homme que Catherine Tasca, ministre PS de l'époque, voulait introniser. Les hauts élus, PS eux aussi, de la ville de Grenoble, dont le conseil municipal avait félicité trois années consécutives la directrice, privilégiaient le choix d'en haut chez les roses, et retournaient leur veste pour accueillir le prophète Orier.

Qu'en sera-t-il aujourd'hui? On peut penser que les hautes sphères de la rose ont déjà des noms en tête; laissons leur un peu de temps pour se mettre d'accord et nous dévoiler leur nouveau poulain. Mais je me demandais... liraient-ils seulement les candidatures de gens "comme moi" ? En tout cas, on a assez l'occasion de râler de la vision de la culture que la MC2 incarne, et d'y désobérir de mille petites façons quotidiennes.

Alors si, comme Les Désobéissants et Xavier Renou, on choisissait de Désobéir par le rire (à lire aux éditions "Le passager clandestin") et de s'amuser un peu! Avec un certain plaisir, je vous partage ci-dessous la lettre de motivation que je leur ai préparé.


Ma lettre de motivation:
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Grenoble, le 12 septembre 2012, 
A l'attention de Messieurs
- le Président de la MC2, 
- le Directeur Régional des Affaires Culturelles Rhône-Alpes,
- le Maire de Grenoble, Hôtel de Ville, 
- le Président du Conseil Général,
- le Président du Conseil Régional Rhône-Alpes,

Je vous fais parvenir avec un léger retard ma candidature au poste de directeur de la MC2. Celle que nous connaissons tous comme la première Scène Nationale en terme de budget, et probablement l'une des toutes premières en terme de fréquentation, fait face à un énorme challenge : prendre la relève d'une décennie de travail menée par Michel Orier. A l'évidence, il a créé un rayonnement tel qu'elle se place en haut de tous les classements. Pour le plus grand plaisir de certains, il a su aisément s'imposer face à ces homologues nationaux au jeu de « qui a la plus grosse ».

Aujourd'hui, à l'heure de nommer un nouveau directeur, vous le savez mieux que moi: cette course à la création et à la diffusion d’œuvres qui, dans une tradition malrucienne, se voudraient capitales de l'humanité et emplies d'une prétention civilisatrice qui nous élève loin de la barbarie, relègue à la marge de nombreux acteurs culturels qui doivent assumer avec peu de moyens la lourde responsabilité de la démocratie et de la diversité culturelles.

Nous avons besoin d'une politique culturelle intégratrice, capable de relever les enjeux actuels d'une société divisée et productrice d'exclusions, qui tirerait les fondements de sa réussite dans sa capacité à donner à chaque habitant la reconnaissance de son identité culturelle dans la sphère publique. Nous y parviendrons en travaillant au brassage d'identités urbaines et rurales, traditionnelles et émergentes, régionales et immigrées, dans le respect de la diversité qui compose la France et également le bassin grenoblois.

Bien heureusement, Grenoble foisonne d'initiatives culturelles et notre mission n'en sera que facilitée. En impliquant les acteurs locaux, nous saurons construire une programmation diversifiée dans les esthétiques artistiques proposées. Nous saurons également construire un projet culturel où la place de la population ne sera plus seulement celle de spectateur, mais aussi celle d'artiste et de programmateur, en leur ouvrant les espaces de la MC2. Nous pourrons compter également sur ceux qui ont vécu l'époque du Cargo hors les murs et sous la direction de Yolande Padilla, dont le travail avait été reconnu pour sa capacité à tisser des liens avec les acteurs sociaux, culturels et socio-culturels du territoire.

Cette approche demandera une capacité de défrichage et d'expérimentation afin de construire les règles qui régiront le fonctionnement futur d'une MC2 pleinement appropriée pas les citoyens. Or la puissance d'action de la MC2 grâce à ses 46 salariés techniques et administratifs nous permettra amplement d'assumer cette charge. Des équipes de recherche ont par ailleurs prospecté sur le terrain les projets culturels à la recherche de bonnes pratiques allant dans le sens de la déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle. Notre chemin sera éclairé par leurs travaux, comme ceux de l'observatoire des politiques culturelles autour de l'agenda 21 de la culture. D'autres publications, comme l'ouvrage « Pour une autre économie de l'art et de la culture », mené par des acteurs représentatifs du secteur culturel au sein de l'Ufisc, nourriront également la réflexion.

Comme je vous le concédais au début de cette lettre de motivation, le challenge est bien énorme. La MC2 s'est façonnée en dix ans à l'image d'une entreprise marchande qui fait concurrence aux entrepreneurs du spectacle; ses services communication ont su envahir l'espace public grenoblois et sa presse locale de publicités, sa billetterie a épuisé tous les circuits de distribution possibles, et ses produits sont sélectionnés dans cette nébuleuse des créations contemporaines reconnues. Sortir de cette logique et redonner des missions de service public à la MC2 est donc la mission que je serai heureux d'accomplir à vos côtés.

Je vous prie de croire, Monsieur l'élu, que je partage votre volonté d'aller non plus vers une excellence artistique, mais bien vers une excellence démocratique de la question culturelle.

Dans l'attente d'un entretien prochain,
Paul *****

Départ de Orier de la MC2 Grenoble au ministère, réaction d'Alain Manac'h

Michel Orier diffusait par les services de la MC2 une lettre d'adieu -que vous retrouverez ci-après - où il nous conte le plaisir qu'il a eu à diriger 10 ans la MC2 en tant que grand gourou que les fidèles ont suivi, et la fierté qu'il a désormais d'être ennobli de monter au ministère.

Alain Manac'h lui rappele la réalité de la société francaise pour ses futures missions de responsable de la création auprès de Filippetti  au "ministère de la Qulture et de la communication" -Texte également ci dessous- . Bref, ce n'est pas long, l'essentiel est dit pour la nième fois, dans un style accessible propre à Alain.

Personnellement, je ne me fais pas trop d'illusions sur l'état d'esprit avec lequel Monseigneur Orier va régner au ministère. Mais demandons-nous qui la ville de Gre va bien vouloir nous mettre à la place: un pur disciple d'Orier ou un nouveau gourou ? Dans les deux cas, nous pouvons craindre que la quête de prestige continue, à l'encontre des réels enjeux culturels de notre société.

Cultureux grenoblois, restez à l'affût.



Lettre de Alain Manac'h:
Bonjour...

Longue vie à Michel Orier.

Michel Orier Directeur de la MC2 a été nommé Directeur général de la création artistique au Ministère de la Culture et de la Communication ! Fichtre quel beau poste ! Il nous écrit une jolie missive à nous grenoblois… pour nous remercier de tout et nous dire que «  vous avez fait de la MC2 la première Maison de France » Hélas, je ne suis pas sûr de partager son enthousiasme sur la glorification d'une culture spécifiquement réservée à 16 % de la population, public fidèle de l’entre soi.

Et si son départ permettait une vraie remise en cause de la politique culturelle
prestigieuse conduite à Grenoble ? Et si Michel Orier du haut de sa posture de super chef de la création, (au dessus des directions du théâtre, de la musique, de la danse, des arts plastiques, des pratiques des amateurs)… pouvait réellement construire des politiques culturelles adaptées à ce qu’est devenu notre monde ?! À ce que nous sommes devenus dans cet univers-monde informatisé, paupérisé, communautarisé, diversifié, fracturé ? Cela voudrait dire qu’il a abandonné sa fonction de lobbyiste porteur des intérêts des adhérents d’un syndicat professionnel. Est-ce possible ? ? Il y a tant de mercis à distribuer.
Et pourtant la création artistique dite d'excellence ne suffit pas à faire "culture". Chacun le sait... Mais chacun le nie... Mais voilà la défense des intérêts est tellement forte...

Nous avons beaucoup aimé le Cargo ancêtre de MC2, lorsqu’il était fermé pour travaux démesurés. Il s’appelait alors « Cargo hors les murs » et se mettait sous des chapiteaux, dans des petites formes disséminées dans les quartiers de la ville. Nous avons beaucoup souffert de voir que MC2, une fois inaugurée dans sa dimension délirante, était tout le temps fermée - sauf quand elle était ouverte - et par exemple fermée le jour de la fête de la musique... Tout un symbole...

Nous avons aussi tellement souffert de voir lors de meeting électoraux du PS (deuxième tour des régionales à Seyssins), un Monsieur Loyal, animateur de la soirée se présenter comme « directeur de MC2 ». En bon servant du pouvoir local.... Posture indécente s'il en est... Tout en respectant l’engagement politique de chacun nous attendions une posture plus noble, plus distanciée. Si nous pouvions rompre avec cette logique des politiques culturelles conduites par des frateries politiciennes...

Bon courage à lui donc dans ses nouvelles fonctions !

Qu'il puisse entendre les autres voix que celles développées dans la défense des
intérêts d'une caste de « créateurs ». Qu'il puisse conduire des politiques porteuses du développement d'une culture populaire à réinventer. Culture populaire quel mot vilain... sale mot ! je sais… Mais il conditionne nos harmonies de vie dans les quartiers populaires aux portes de MC2. Une vraie culture populaire aujourd’hui est à inventer et elle permettrait, s'il veut bien la soutenir, de sortir nos quartiers des ghettos, du communautarisme, et de tas de choses complexes...

Ces tas de choses complexes, que les  « gens » auraient pu lui expliquer s'il avait souhaité vraiment les rencontrer quand il était en place. J'en suis convaincu, nos quartiers populaires retrouveront une dignité et sortiront grandis de leur condition par la culture... par le développement culturel... Je parle bien de développement et non pas d'accès à la culture. Cette idée « d’accès à » devient de plus en plus insupportable car elle suppose que les gens n’en n’ont pas… de culture… Quel mépris !

Mais l'offre culturelle est tellement inadaptée... Et tellement prétentieuse...

Donc, Michel, au Ministère, s'il vous plait, écoutez les musiques dérangeantes ! Ce sera un beau signe de transformation positive. Vraiment il faut que cette nomination vous permette Michel, d’ouvrir les yeux et les oreilles au monde qui existe autour de vous, Il n'est pas fait uniquement de gens, créateurs géniaux qui délivrent des messages Malrausiens... Il y a des gens qui veulent dire... parler... exister... donc se cultiver... pas selon vos grilles.. là est la question comme dirait le porteur de crâne...

Que les sirènes de votre remise en question nous soient favorables.

En toute amitié car la chose est difficile.


Alain MANAC'H




Lettre d'adieu de Michel Orier:
 Grenoble, le 05 septembre 2012

So long...
Sur proposition d'Aurelie Filippetti, Ministre de la culture et de la communication, j'ai été nommé Directeur général de la création artistique au Ministère de la Culture par le Président de la République lors du conseil des ministres du 22 août dernier. J'ai pris mes fonctions le 1er septembre.
Je voulais vous dire, au moment de quitter la direction de cette maison que j'aime passionnément, toute ma reconnaissance à vous toutes et à vous tous.
Dès avant la réouverture, pour nombre d'entre vous, vous avez manifesté votre attachement à notre établissement et votre soutien au projet que je mettais en ½uvre.
Depuis, beaucoup nous ont rejoints et dix ans se sont écoulés depuis mon arrivée.
Dix ans durant lesquels je n'ai rien vu passer, ayant à peine le temps de saisir, de temps à autre, le bonheur qui fut le nôtre de vivre ici.
Grenoble est une ville vive, qui laisse une empreinte définitive, son expérience humaine est une chance.
Vous m'avez donné beaucoup, et vous avez beaucoup apporté à notre établissement.
Votre ferveur, vos avis, vos enthousiasmes, vos passions, vos critiques, ont donné à notre projet une énergie peu commune qui nous a permis de triompher de nombre d'obstacles et de toujours pouvoir avancer parce que nous savions que vous seriez au rendez-vous, quel que soit l'enjeu, que ce soit à Grenoble ou sur les routes de l'Isère.
De fait, vous avez fait de la MC2 la première Maison de France et je tenais à vous dire mon immense gratitude.
Je suis naturellement très heureux de l'honneur que me font la Ministre et le Président de la République de me confier la responsabilité de l'administration de la création artistique ; c'est une charge magnifique et considérable qui va me permettre de continuer à me battre pour faire de la création une question publique.
J'y apporterai tout ce que j'ai appris ici, à votre contact comme à celui de l'ensemble des artistes avec lesquels nous avons travaillé.
Mais en ce moment précis, je veux vous dire qu'il n'est pas simple de vous quitter.
Soyez assurés de ma fidélité, et de la solidité de l'équipe de la MC2.
La nouvelle saison s'ouvrira dans quelques semaines, nous l'avons construite avec la même passion et le même engagement ; elle nous permettra de garder un lien au fur et à mesure de son déroulement. Les artistes sont d'ores et déjà au travail sur les plateaux pour vous offrir un autre regard sur le monde, une autre façon de considérer notre humaine condition.
Grâce à vous je sais que le travail effectué n'est pas vain et que vous aurez à c½ur de témoigner à toute mon équipe la fidélité que vous m'avez toujours accordée.
Ne lâchez rien et continuez cette quête magnifique, avec la même joie et la même exigence, pour que vive cette utopie quotidienne qu'est la MC2 !
Ensemble, nous avons accompli une part des rêves de René Rizzardo et de Gabriel Monnet pour "avancer de l'horizon d'un homme à l'horizon de tous".
Nous ne commençons pas, vous continuerez…
Ici, à Grenoble, avec ces montagnes de questions.
Michel Orier
Directeur

Inverser l'accèes à la culture ?, par Alain Manac'h


Je rencontrais, lors de la dernière réunion publique de l'Alliance citoyenne sur la campagne "Se réapproprier les équipements et espaces publics", Alain Manac'h, connu pour être un militant local au coeur de l'éduc pop. Il me faisait parvenir
suite à notre discussion, ce texte de décembre 2011 où il aborde avec beaucoup de clairvoyance la place que l'amateurisme et le bénévolat prennent dans une politique culturelle au plus proche des territoires.
On apprécie de plus le style d'écriture, qui sent le vécu et le concret, et qui rompt avec les formulations pompeuses telles celles que Franck Lepage et le Pavé dénoncent dans les ateliers de désintoxication du langage ou le sketch de dénonciation de la langue de bois


Bonne lecture


"
Au-delà de la polémique sur l’échec patenté, avéré, supposé ou refusé des politiques culturelles il reste que dans ce dispositif, l’éducation populaire s’interroge souvent et de plus en plus, sur sa place et son rôle dans ces politiques. Ringardisée, il y a encore peu de temps, l’éducation populaire relève aujourd'hui la tête et surgissent un peu partout des « Etats généraux de l’éducation populaire », des « réflexions sur la refondation de l’éducation populaire ». Interrogation sur les pratiques, questionnement sur l’intégration
des personnes, dans la décision démocratique, sur la capacité à peser sur la transformation sociale, réflexion sur les actions dans le champ culturel conduite par l’éducation populaire. Bref, ce « remue méninges » semble ouvrir la voie à une nouvelle naissance qui interroge les pratiques culturelles dans leurs objectifs et leurs fonctionnement.
On ne peut plus se contenter du constat, énoncé par Frank Lepage, dans sa conférence gesticulée, d’un magnifique : « l’éducation populaire monsieur, ils n’en n’ont pas voulu » mais nous pouvons, avec lui d’ailleurs, organiser cette résistance renouvelée et acharnée pour qu’au-delà de toutes les instrumentations, l’éducation populaire retrouve ce qui l’a fondée : l’accroche sur une idée à la fois simple et complexe « la culture ».


1. Le développement culturel un petit tour et puis s’en va.
Le 27 mai 1968 les associations d’éducation populaire occupaient le FIAP (Foyer International d’Accueil de Paris) et dans une déclaration commune, elles s’accordaient pour proclamer l’objectif du « développement culturel », défini comme le moyen de permettre « aux Français et Françaises de se donner, depuis l'enfance et la vie durant, - dans tous les domaines de la vie économique, sociale, culturelle et politique - des moyens d'information, de confrontation, de consultation tels qu'ils permettent de participer, à tous les échelons, à
l'élaboration et à l'exécution concernant leurs propres affaires ». Plus tard, Jacques Duhamel éphémère ministre de la Culture introduit, pour la première fois dans le ministère des affaires culturelles, cette idée du développement culturel c'est-à-dire l’acception anthropologique de la Culture comme capacité ou compétence permettant de se situer dans le monde et de participer à sa transformation.
Cette fugace convergence, entre l’éducation populaire et la puissance publique, ne durera pas. Une petite résurgence éphémère entre 1981 et 1983 (avec sous Jack Lang le département du développement culturel)... Et ensuite, de nouveau, place à la grande culture à l’accès à la culture...


En 1993 c’est Jacques Toubon qui entrouvre la porte du ministère de la Culture aux fédérations d'éducation populaire, cette ouverture se concrétise, six ans plus tard, par la signature d’une charte qui stipule que « les mouvements et fédérations d’éducation populaire présents sur l’ensemble du territoire constituent un maillon important du développement culturel de par leur ancrage territorial et la diversité de leurs modes d’intervention ». La collaboration qui s’engage sera inégale et ne devra son maintien qu’à l’engagement pugnace des fonctionnaires qui sont en charge de ce dossier. Certains n’hésitent pas à penser que l’éducation populaire c’est, décidemment, beaucoup de monde et qu’il s’agit, alors, d’autant de public potentiel à capter et à drainer vers les institutions de la Culture. Les mouvements d’éducation populaire, quant à eux, réussissent
pourtant quelques belles innovations et notamment à travailler entre elles sur certains dossiers communs, liés à la pratique des amateurs, au développement et à la facilitation de la prise de parole. Malheureusement les tentatives de déclinaisons de cette charte dans les Drac (Directions Régionales des Affaires Culturelles), qui ne se sentent pas liées par ces engagements de l’État, sont à quelques exceptions près sans effets.



2. L’accès à la culture, une certaine forme de mépris
Les politiques culturelles ont montré leurs limites. Durant toutes ces années on s’est attaché à organiser « l’offre culturelle » et non à prendre en compte la « demande de culture ». Jacques Rigaud, ancien directeur de cabinet de Jacques Duhamel, évoque, quant à lui, un véritable « schisme culturel ». Il prolonge son idée en précisant qu’au lieu d’unifier le peuple, l’action sur la culture a accentué la fracture. Ce sont, sans doute, les conséquences d’une action culturelle uniquement envisagée à partir de « l’offre artistique d’excellence », illustrée par l’idée « d’accès à la culture ». D’une culture légitimée par les experts des politiques culturelles, et, pour aller vite, d’une culture objet des pratiques d’une moyenne bourgeoisie diplômée plutôt urbaine, et qui, de fait, correspond plus à une démarche d’accès aux arts, de consommation de l’art, qu’à une démarche de développement de la culture.
Nous devons mesurer combien la formulation « accès à la culture » est porteuse de mépris vis-à-vis de ceux à qui elle s’adresse. Ceux-là, à l’évidence, n’auraient pas de culture...., ce que contredit évidemment toute réalité de l’expérience humaine. Cette perception de la métaphore de l’accès est fortement appuyée par le primat de « la création » et des créateurs comme cœur des politiques culturelles. Pourtant, ne serions-nous pas avec ces politiques culturelles au cœur de la « société du mépris » Le mépris de l’autre se propage dans toutes les strates de la société. Il provoque l’humiliation des uns et la domination des
autres et construit des relations inégalitaires. Et lorsque ce mépris prend la forme du rejet « de la différence culturelle », il en résulte des formes d'oppressions tout aussi graves que la violation des droits fondamentaux.
Si l’on veut être moins critique, (mais pourquoi le serait-on ?), on peut reprendre le propos d’Edgar Morin : « Nous avons vécu sur une idée extrêmement restreinte de la culture »
On peut aisément faire l’hypothèse que ces politiques « d’accès à... » portent en elles les germes de leur inévitable échec. Comment faire « culture » et atteindre un des objectifs fondateurs de l’éducation populaire — construire un peuple et sa culture —, si le postulat de départ consiste à nier, a priori, l’existence d’une culture de chacun. C’est sur ce fondement que l’existence de la personne se construit. Comment ignorer que chacun aspire avant tout à sa propre dignité, c'est-à-dire à sa reconnaissance. Reconnaissance de ce qui nous rend différents les uns des autres, et de ce qui nous construit comme personne. Comment peut-on imaginer un seul instant de construire ce « vivre ensemble » souhaité, si les valeurs fondamentales inscrites dans les langues, les mœurs, les pratiques,
les coutumes, les envies, les regards et autres expressions d’une culture populaire ne sont pas reconnues. Et de ce fait méprisées car niées. Elles devraient être pourtant les éléments constitutifs d’une autre forme possible d’“excellence”.
Reconnaissons-le. L’éducation populaire s’est rendue trop souvent complice de cet « accès à la culture ». Contrainte de suivre les politiques de « médiation », de « préparation à..., » en vue de façonner, voire de modeler, des « publics à conquérir », au nom d’un mieux être. Vaste cécité qui postule au départ que la culture s’acquiert et, surtout, ailleurs que dans les sphères de son propre patrimoine. Combien d’artistes amateurs ont-ils vécu ce mépris manifesté par les institutions de la culture vis-à-vis de leurs créations et le déni de leur propre qualité ?


3. La pratique des amateurs, inverseur d’accès...
Guy Saez, dans une communication devant les Cercles de l’Éducation populaire dans un colloque à Grenoble (2010) déclarait qu’un des éléments de la recomposition de l’éducation populaire était la redécouverte des amateurs : « Il y a une vie qui est à la fois une vie sociale et une vie culturelle, une vie artistique au niveau des amateurs qu’il faut réintégrer dans le grand bain de la culture ». S’il y a un secteur de l’activité artistique de notre pays qui a souffert du mépris des institutions de la culture c’est bien celui des pratiques des amateurs. Et il ajoutait « C’est un élément qui n’était pas très présent jusqu’au début des années 2000 et puis brusquement on s’est rendu compte que penser une action culturelle, penser une politique culturelle sans les amateurs ou même contre
les amateurs c’était suicidaire » Sans doute, mais en 2011 le chantier s’ouvre à peine. Et il est vaste.
Parler de la pratique artistique (des amateurs), c’est s’opposer à la consommation culturelle ; c’est opposer ce qui s’inscrit dans la durée à ce qui se consume ; c’est préférer ce qui construit, à la cendre volatile que laisse la consummation. Nous sommes alors très loin de la possession, de l’avoir, nous sommes dans le plaisir de l’accès à sa propre expression, dans le plaisir de l’être. L’expérience de la création, est une aventure qui donne du sens ; il est bon qu’elle ne soit pas confisquée, et qu’elle puisse pour aller à son terme, se manifester et se montrer à un public. Les pratiques des amateurs peuvent
s'inscrire de manière autonome dans ce processus.
Nos actions d’éducation populaire pourraient se rénover considérablement dans
l'accompagnement des pratiques en amateur. Mais que ce soit l’accompagnement du plaisir sans a priori ! Il s’agit alors de proposer au plus grand nombre un cadre de l'expression et de la confrontation en alimentant ce plaisir de « faire », et souvent de « faire ensemble ». Nourrir ce plaisir pour qu'il ne s'émousse pas, qu'il devienne quelque chose d'essentiel, qu'il soit fédérateur.

Précisons que le plaisir n'est pas l'à-peu-près ni le dilettantisme, l’exigence artistique nourrit le plaisir. Si des critères liés à l’exigence pouvaient aussi remplacer celui de « qualité » ce serait également une bonne nouvelle. La qualité ne se quantifie pas. Elle ne peut pas se normaliser. Qui peut juger de la qualité, de l'intensité et de la force d'une rencontre s'il est totalement étranger aux enjeux de la rencontre ? Qui peut dire qu'un concours d'accordéon
n'est pas un moment de construction de sens très fort pour les participants (musiciens et spectateurs) ? Qui peut dire qu'un « sketch » joué par des habitants devant leurs concitoyens ne puisse être un moment de qualité ? On peut multiplier à l'infini les exemples de ce genre. La seule évaluation que l'on peut faire de la qualité, c'est certainement l'engagement des participants dans la démarche ; par conséquent, substituons au concept de qualité celui d'exigence artistique.

Les institutions de la culture ne reconnaissent les pratiques des amateurs qu’encadrées par des « professionnels », reconnus par les experts de toutes sortes. Et cela sans aucune réflexion sur le profil des professionnels qui conduisent et/ou accompagnent la création artistique avec des amateurs. Cet accompagnement n’est pas toujours nécessaire et, en tout cas, il suppose un profil particulier et une attitude de professionnels, faite d’humilité, d’écoute, de respect de la singularité des personnes et des groupes, et de reconnaissance.
Cette démarche porte en soi le souci de la valorisation.
Ce ne sont que quelques points importants de la question des pratiques en amateur. Cet appel à la réflexion dans ce domaine est aussi un appel à changer de regard sur les modes d'interventions culturelles sur les territoires. Nous apportons la même attention à la création artistique, qu'elle émane de « professionnels » ou d'« amateurs ». Nous avons la conviction que ce ne sont pas seulement les créateurs professionnels qui font la culture.
Chaque individu dans son rapport à lui-même, dans son rapport à l’autre et dans son rapport au monde y participe. Contribuer à la construction de culture, c’est aussi avoir la capacité, chacun, de vivre en pleine harmonie avec son héritage bonifié ou actualisé par l'implication entre autres dans des actes de création. Patrimoine revalorisé, embelli, actualisé, mais largement cimenté par le socle de l'acquis. II faut espérer que nous sortirons d'une ère où l'action culturelle se résume à la seule idée de médiation entre l'œuvre et le public
Notre intervention de mouvement d'éducation populaire dans l'action doit se concentrer autour d'actions où le « faire » se retrouve enfin à parité avec le « voir », comme un incessant aller-retour entre sa propre création et celle des autres. Et il ne serait pas impensable que la puissance publique puisse enfin comprendre cette démarche et qu'elle s'implique fortement dans un soutien (à réinventer) aux pratiques des amateurs. Si possible autrement que pour y trouver les artistes professionnels ou les spectateurs de demain ; simplement parce qu'en elles-mêmes elles existent. Ce serait bien de changer le sens de
l’accès à la culture ?

4. L’offre, la demande et les territoires...
Mais il semble difficile de mettre en cause ces politiques, sous peine d’un traumatisme important de ceux qui en sont bénéficiaires. Il pourrait, à minima, être intéressant de s’appuyer sur un autre axe politique, qui serait au moins articulé sur un rééquilibrage entre « l’offre » artistique et « la demande » de culture. Ce qui supposerait bien évidemment des postures autres que celles qui visent à soutenir les seules pratiques d’excellence. Cela passe par une véritable réflexion sur la place de l’art et des artistes dans la construction de culture, et ce pour mieux cibler les soutiens – non pas de les diminuer. Un tel changement consisterait à sortir du champ exclusif de la création artistique et de sa logique de « public » au profit d’une logique de territoires et « d’habitants ».
L’éducation populaire serait moins en contradiction avec ses propres objectifs en
soutenant les initiatives de proximité et en défendant ainsi l’idée que la culture est un axe majeur du développement d’un territoire. Chacun sait qu’un territoire ne se résume pas à sa géographie et à son histoire. Le développement de la culture, dans ces espaces, donne un sens commun à un territoire. Et la dynamique du développement s’appuie sur l’encouragement des échanges culturels ; sur la rencontre de l’autre, par le biais de la pratique artistique ; sur la recherche collective de sens. C’est, ainsi sans doute, que se crée une culture commune et qu’un territoire se construit et grandit.
La richesse et la densité des liens sociaux d’un territoire fécondent son aptitude au changement. La mise en œuvre d’une politique ambitieuse de « mise en culture » des territoires et de ses habitants - et non d’un public - peut être, à la fois, ferment d’identité locale ; instrument d’épanouissement personnel et collectif ; facteur d’attractivité et de changement des territoires.


5. L’éducation populaire tout au long de la vie
Au-delà de l’accompagnement des pratiques d’amateurs dans le champ artistique, de la rencontre avec les créateurs, du soutien aux résidences d’artistes dans les quartiers populaires et les zones rurales, une des vocations de l’éducation populaire, en même temps qu’une dimension importante du travail du secteur culturel, demeure la formation pour tous, tout au long de la vie, au-delà de la formation scolaire initiale. Donner à chacun les outils qui lui permettront d’accroître ses capacités d’intervention dans la vie publique,
de créer et devenir un véritable acteur du monde.
Il serait tout à fait pertinent, pour l’éducation populaire de promouvoir des actions qui contribuent à créer des espaces de paroles citoyennes, en accompagnant les projets dont l’objectif est de donner la parole à ceux qui en sont privés. Il s’agit là aussi de remettre au cœur de l’action culturelle la question de la citoyenneté et celle de la politique. Nous pourrions alors entrevoir une politique culturelle fondée à la fois sur l’émancipation des personnes, la pratique artistique comme vecteur de cette émancipation et le développement de la culture. Les mouvements et associations d’éducation populaire pourraient être le maillon fort d’une politique de rééquilibrage entre « offre » et
« demande », entre le « faire » et le « voir ».


6. L’événement culturel engouement et fragilisation
C’est la grande tentation de ce début de XXI ème siècle. C’est aussi un élément surprenant de la demande culturelle : l’envie de vivre des événements communs, d’une forme de brassage social, d’un moment de rassemblement populaire. Il serait utile de pouvoir faire le distinguo entre une politique de l’événement, surfant sur ce besoin populaire d’être ensemble, et des politiques d’élus visant une exploitation électoralement payante de ces divertissements. Le besoin de fête et de fête ensemble est réel et nécessaire. Ces événements doivent être soutenus mais, peut-être, faut-il les développer sur des dimensions territoriales (village quartiers) mieux maîtrisées. Et vérifier que ces actions événementielles ne remplacent pas les politiques de mise en culture des territoires urbains
et ruraux. Ces événements concentrés dans des métropoles, sont des consommateurs de budget lourds, ils risquent de se développer au détriment d’une politique en profondeur.
On notera le succès des nuits blanches qui annonce une participation de 1 million de personnes sur un territoire qui compte 11,6 millions d’habitants... 10% de la population de ce vaste territoire, les rassemblements festifs de proximités atteignent d’autres performances.

7. à côté des pratiques des amateurs... l’engagement bénévole menacé

Il n’est pas rare de voir des festivals d’amateur regrouper des milliers de spectateurs autour de dizaines de propositions artistiques, le tout étant joyeusement orchestré par la participation de centaines de bénévoles qui s’impliquent lourdement et joyeusement dans la réalisation de tels événements. Ces bénévoles portent, à bout de bras, la réalisation de centaines de manifestations de proximité, cet engagement s’installe dans la durée avec
une montée en compétence des personnes concernées : on commence par tenir la tirette au bar du festival et on se retrouve, quelques années plus tard, en charge avec d’autres de la programmation du festival, avec une activité de toute l’année qui a son impact sur l’ensemble du territoire, culturel festif et économique. La qualité et l’extrême inventivité de ces initiatives portées par ces associations sans but lucratif, sont aujourd'hui lourdement menacées. Une circulaire du Premier ministre [18 janvier 2010] tendant à réguler de nouveaux rapports entre les associations et les collectivités et pouvoir public assimile « les associations » à des « entreprises » et donc permet de les soumettre à la concurrence, concurrence entre elles et concurrence avec « les marchés ». La circulaire énonce que : « Dans la pratique la grande majorité des activités exercées par des associations peuvent être considérées comme des activités économiques ».
Cette dernière affirmation constitue le cœur de la circulaire. Elle indique qu’on ne reconnaît pas d'autre finalité aux associations que l'activité économique ; elle méconnaît l’importance de l'objet social de l’engagement des bénévoles. Dès lors les associations risquent de devenir des entreprises relevant de la concurrence libre et non faussée.


6. La route et longue.
Lundi 21 Novembre 2011, Frédéric Mitterrand réunissant les fédérations d’éducation populaire s’est engagé à ce que les crédits affectés à ces actions en partenariat soient maintenus en l’état... Mais méfions-nous, nous sommes dans une période d’annonce. Quoi qu’il en soit un rééquilibrage des politiques culturelles sera un long chemin de patience et il faudra un certain courage politique pour le conduire. Et, sans doute, l’inscrire dans le temps. C’est un champ enthousiasmant de travail L’éducation populaire doit trouver l’énergie de l’accompagner à défaut sans doute, de pouvoir l’imposer. Force à trouver
dans la diversité de son histoire, de son mode d’organisation ; force, aujourd'hui, dans la capacité à revisiter le projet d’éducation populaire ; force dans l’animation de pratiques collectives et individuelles ; force dans la capacité à affiner la distinction entre art et culture, à mettre le développement de la culture au cœur de son projet. La force ultime de l’éducation populaire, c’est aussi le maillage des territoires, la mobilisation des habitants, les dynamiques intergénérationnelles et interculturelles.

"

d'Alain Manc'h, décembre 2011

Action MC3 de l'alliance citoyenne à Grenoble

Cette article simplement pour relayer la campagne "Se réapproprier les équipements et les espaces publics", qui, au delà de ses revendications, porte un message très fort en terme de sens sur "comment fait-on de la culture? " ... A suivre...




"ACTION MC3" de l'Alliance Citoyenne
par la campagne « se réapproprier les équipements et les espaces publics »
Mardi 15 Mai 2012 - 17h à 21h
sur le parvis de la MC2 (maison de la culture)


Depuis plusieurs mois, des citoyens, des associations et des collectifs d'habitants s'organisent pour demander une plus grande ouverture des équipements publics en général, et des lieux culturels en particuliers. Récemment, le vendredi 27 avril 2012, une rencontre publique a rassemblée une soixantaine d'habitants à la salle 150, galerie de l'Arlequin à la Villeneuve de Grenoble. Lors de cette rencontre, il a été proposé de poursuivre le mouvement par une action intitulé MC3.

L'action MC3 se déroulera le mardi 15 mai 2012 de 17h à 21h lors d'un concert des Musiciens du Louvres de Marc Minkowski. Au cours de cette action, nous enterrerons symboliquement l'ancienne maison de la culture (MC2), puis nous lancerons une programmation inédite d'artistes grenoblois qui seront rassemblés sur le Parvis de la Maison de la Culture. A travers cette action, nous souhaitons signifier qu'il est temps d'engager une nouvelle dynamique pour la culture à Grenoble. Ainsi, les équipements publics situés sur l'ensemble de l'agglomération, dont la Maison de la Culture, doivent (re)devenir des lieux ouverts et accessible à tous.

Nous* demandons la mise en place d'un plan de développement des équipements de l'agglomération qui prenne en compte nos douze revendications afin de garantir l'ouverture des équipements publics pour tous les citoyens. Nous demandons l'ouverture immédiate de négociations avec l'élu chargé de la culture, Mme Eliane Baracetti, ainsi qu'un suivi effectif du cabinet du maire de Grenoble.

Nous* vous invitons à nous rejoindre nombreux pour enterrer la MC2 et inaugurer la MC3. C'est ensemble que nous pouvons nous réapproprier les équipements et les espaces publics !
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A faire circuler si vous vous sentez concernés par cette organisation;
Affiche à imprimer et placarder dans l'agglomération! Ainsi que le communiqué de presse et les douze revendications de notre* campagne en cliquant ici !

*nous : L'Alliance Citoyenne et les Associations Culturelles de l'Agglo. Grenobloise


Alain Pilaud parle de Festiv'arts dans Grenews


« Pas forcément des choses inoubliables » .
C'est en ces mots qu'Alain Pilaud s'exprimait dans le Grenews du mercredi 4 avril au sujet de Festiv'arts. Si la programmation laisse une large place à l'émergence d'artistes avec parfois des spectacles qui ne sont pas inoubliables, Festiv'arts accueille pourtant son lot de pépites parmi des formes théâtrales, circassiennes ou musicales pour lesquelles on n'ouvre que très rarement les portes des scènes conventionnelles bien ancrées dans les circuits institutionnels de nos politiques culturelles.

Me reviennent les moments d'émotion devant le marionnettiste Jojo Golondrino, les fous rires collectifs d'un parterre de quelques centaines de grenoblois devant l'hilarante troupe des Romain-Michel, ou devant les 3 mousquetaires revisités en théâtre de rue par la Compagne Afag … autant d'artistes intermittents qui roulent leur bosse depuis des années à la rencontre d'un public bien présent. La musique n'est pas de reste, cette édition encore nous a dévoilé des merveilles, avec par exemple un Christian Paccoud accompagné de son accordéon qui nous fait vibrer intérieurement grâce à ses textes emplis d'humanité. Et pour citer un nom que tous reconnaitront -bien que je n'ai que peu de considération pour la récompense qu'il a obtenu- , Pep's jouait pour Festiv'arts quelques éditions plus tôt, avant d'être consacré par les victoires de la musique...
Je me rappelle aussi les passages d'Adrien Mondot avec son spectacle « Fausse note et Chutes de Balles », Adrien qui multiplie les créations en résidence dans des scènes nationales de renom, tel l'Hexagone et le Pacifique sur Grenoble.

Alors que m'inspirent les mots de notre élu Alain Pilaud à l'égard de ses nombreux artistes, et tous ceux dont j'ai passé les noms, que Festiv'arts et dans son entourage de nombreuses associations savent dénicher dans des réseaux artistiques que les grandes salles préfèrent laisser en marge ? Sans doute un peu d'agacement, mais pas d'étonnement.

On ne peut lui jeter la pierre personnellement, puisque comme il le dit lui même il aime bien cette équipe et son "but n'a jamais été de les enquiquiner". Mais à travers ces mots toute une conception des politiques culturelles rejaillit à la lumière de tous, et pour qui la comprend elle a de quoi agacer. Nous en sommes encore à la définition de ce qui a de la valeur, à désigner ce qui fera référence en terme d'exigence et de qualité artistique, pour le donner à voir au plus grand nombre. Sauf que dans la conception de la culture que porte la ville de Grenoble et que partage Mr Pilaud, ce choix de la valeur est confié à quelques professionnels, qui après les études dans les bonnes formations et un parcours dans les bonnes institutions, se voient donner le pouvoir de sélectionner avec l'argent public des spectacles que la population viendra voir à grand coup de rappels publicitaires.

Quelle légitimité supérieure peut avoir par exemple un Michel Orier à la MC2 dans ses choix artistiques, face à une équipe de bénévoles passionnés ? Les deux touchent un public qui s'émeut, qui vibre, le temps d'un spectacle. Et Festiv'arts a son public, qui n'est pas constitué seulement «d'un trafic capté », « le gars qui s’arrête trois minutes sur le chemin de la boucherie avant d’aller acheter son kilo de viande » . Les formes des arts de rue comptent leur lot d'adeptes même si nos institutions en font abstraction. Et intéressons-nous à l'inverse au public d'une salle telle la MC2, Alain Pilaud et ses collègues élus font-ils le lien entre la fréquentation des spectacles et les méthodes publicitaires pour les remplir ?
Je cherche parfois la différence entre une soirée théâtre à la MC2 et un film au Pathé: les deux nous harcèlent de publicité tout supports, les affiches sur les arrêts de bus ou les grands panneaux JC Decaux, les encarts dans le Petit Bulletin, et tous les autres supports classiques de publicité mercantile. Le public de la MC2 est peut-être un simple consommateur de produit culturel médiatiquement mis en avant, là où celui de Festiv'arts vient découvrir les surprises d'une programmation qui suit sa ligne directrice à mesure des années, dans une quête personnelle d'émotions qu'il sait pouvoir trouver ici.

Je grossis volontairement le trait quitte à faire de la provoc' facile envers le travail de la MC2, mais vous conviendrez qu'une telle affirmation ne serait pas plus choquante que celles qui voudraient que Festiv'arts n'accueille rien d'inoubliable !

Par Paul, un fidèle de Festiv'arts depuis 8 ans déjà ...

Rajout:
1. Visionner une vidéo présente Festiv'arts et aborde la question sur HumanReport
2. LE droit de réponse de Festiv'arts sur Grenews
 

Droits culturels, diversité cuturelle, textes fondateurs

A nouveau dans cet article je partage des contenus référence; des textes fondateurs pour la construction des politiques culturelles à venir, applicables par les autorités partout dans le monde, au nom de droits universels que les instances internationales ont entérinés. Suivez les liens
 
Déclaration universelle de l'UNESCO sur la diversite culturelle, de 2001

Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Unesco, de 2005

La déclaration de Fribourg sur les droits culturels, de 2007

 

Ces textes trouvent un relais opérationnel dans la mise en oeuvre, entre autre, de l'agenda 21 de la culture par les Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU).


Ces textes viennent répondre à un postulat que je posais il y a quelques mois en faisant les bilans de 2 festivals sous le thème "Culture et développement durable"; je précisais qu'il ne nous appartient pas de poser de jugements sur les valeurs esthétiques, qui appartiennent à la sphère de l'intime de chacun, pour reprendre (encore une fois) les termes de Jean Michel Lucas ( promis je vais trouver d'autres références dans les temps à venir). L'enjeu d'évaluation dans la culture n'est surtout pas dans la détermination de la qualité artistique; il est bien ailleurs, ces textes nous donnent la voie de cet ailleurs


Puissent ces contenus nourrir les luttes locales autour de la campagne de l'alliance citoyenne sur la ré-apropriation des espaces et équipements publics, menée par Echo et rejoint par Al'asso, entre autres.

L’inévitable échec de la médiation culturelle confrontée à l’intimité du sensible, par Jean Michel Lucas


A nouveau un texte de JM Lucas, issu du site raison publique, où il nous explique en quoi la conception actuelle de la médiation culturelle est vouée à l'échec, tant qu'elle entretient la perspective de faire s'approprier par le public les œuvres sélectionnées par les professionnels. Il nous présente alors comment replacer les enjeux d'une politique culturelle en s'appuyant sur les principes de la "déclaration universelle de la diversité culturelle de l'Unesco en 2001", avant d'envisager une nouvelle manière d'effectuer la médiation culturelle. Comme souvent quand JML s'exprime sur la culture, mettez-vous au calme et concentrez-vous bien pour saisir les subtilités qui bouleversent nos conceptions déjà bien ancrées en tant qu'acteurs dans le secteur culturel...

Bonne lecture

Exercice imposé pour les uns ou sacerdoce évangélisateur pour les autres, la médiation culturelle fait partie de l’arsenal de la démocratisation de la culture. Elle est devenue inévitable dès le moment où les politiques culturelles de l’État et des collectivités se sont concentrées sur des institutions présentant au public des « œuvres de qualité ». Les choix culturels des professionnels compétents ont alors dessiné une offre culturelle puculturelle confrontée à l’intimité du sensibleblique qui, par définition, ne pouvait coïncider avec les demandes culturelles du commun des consommateurs. C’est même totalement la raison d’être des politiques institutionnelles « d’accès à la culture pour tous » que de viser « l’enrichissement » des publics, c’est-à-dire de gérer, grâce aux médiateurs culturels, l’écart entre « l’offre culturelle de qualité » et les attentes des consommateurs. Comme l’énonce Jean-Marie Lafortune : « le public manque, le goût manque, les médiateurs agissent » [1].
Pour autant, cette « bonne raison » de l’enrichissement culturel du peuple tout entier conduit-elle au résultat escompté ? Les médiateurs culturels ont-ils rempli leur mission salvatrice ?
La réponse empirique est empreinte de doutes : d’un coté, de nombreux individus peuvent témoigner que les médiateurs des musées, des salles d’art contemporain, des châteaux historiques leur ont apporté l’épanouissement espéré : « sans eux, je n’aurai jamais ouvert les yeux sur l’art car chez moi, on ne m’avait jamais éduqué à regarder les œuvres ». De l’autre, les bienfaits attendus se transforment en rejet ou pire en indifférence : « ce n’est pas de l’art ! » ou « ce n’est pas pour moi » et, « de toute façon, je n’ai pas le temps d’aller au musée ». Certes ce constat est âprement discuté à coup de statistiques. On apprend ainsi dans le Figaro que :
« la plupart des événements culturels sont aujourd’hui pris d’assaut. En 2008, plus de 52 millions de personnes se sont rendues au moins une fois dans un musée. Selon la Direction des Musées de France, les visiteurs se « recrutent » majoritairement parmi les diplômés à haut revenu. Mais près d’un quart des Français gagnant moins de 900 euros par mois se rendent également au moins une fois par an dans une exposition. « Cela montre que la politique de démocratisation porte ses fruits », explique-t-on à la DMF. » [2]
Mais, à tout prendre, ce langage de guerre où l’on « recrute » et « prend d’assaut » nous donne des chiffres porteurs de doutes sérieux : les hauts revenus vont certes au musée mais pas tous ! Loin de là, puisque 41 % des cadres supérieurs affirment n’avoir jamais mis les pieds dans un musée durant l’année 2008 [3] ! De plus, 75 % des revenus faibles n’ont pas fait l’effort – ou n’ont pas eu le plaisir – d’entrer une seule fois dans un musée durant l’année ! Les médiateurs culturels conçus comme les armes fatales de la lutte farouche contre les inégalités culturelles sont bien en peine. Après tant d’années d’espoir, ils se réveillent petits soldats au sabre de bois comptant les braves consommateurs pour essayer de prouver qu’ils ont rempli leur mission sociale de bons pasteurs d’œuvres de qualité et de propos cultivés. Même le ministre Mitterrand constate le malaise d’une République imprégnée de l’illusion de l’homogénéisation culturelle autour du meilleur de l’art ; dans l’éditorial de la revue du ministère de la culture et de la communication de janvier 2010, il nous dit : « après l’idéal de la “culture pour tous” qui n’a parfois été que celle de la “culture pour quelques uns”… ». Constat en forme d’aveu.
On ne peut alors s’étonner que le colloque « Quels territoires pour les acteurs de la médiation culturelle » organisé à Lyon, le 1er décembre 2009, par l’association « médiation culturelle » ait mis à l’honneur le thème de « L’éloge de l’échec » en s’interrogeant sur la manière dont on pourrait s’y prendre pour savoir si, oui ou non, le travail missionnaire des médiateurs a été bien accompli. À dire vrai, la pertinence de la question résulte des insuffisances paradoxales du quantitatif : plus les chiffres sur les fréquentations des établissements culturels sont nombreux, plus l’évaluation entendre le doute. Le chiffre ne parle pas par lui même. Il ne dit rien d’objectif. Il ne permet pas de trancher ; au mieux, fait-il plaisir aux convictions des convaincus et nourrit-il la verve polémique des opposants. C’est dire si le chiffre exige d’abord qu’on lui rappelle le sens et les valeurs dont on voudrait le parer. Il est donc préférable d’être prudent et de renoncer aux statistiques de fréquentation culturelle dont le sens se réduit au parfum (étrange pour la politique publique) de la consommation culturelle !
Essayons plutôt de déterminer les enjeux d’une « bonne » évaluation de la médiation culturelle. Répondons à la question posée par la table ronde : « sur quels critères peut-on s’appuyer pour savoir si un projet de médiation culturelle est un échec ou une réussite ? ». Pour respecter les organisateurs et leur volonté de poser la question de l’évaluation en ces termes pragmatiques, le mieux est de donner une réponse qui paraît l’être tout autant : pour s’assurer de la « réussite » ou de l’échec du projet, il suffit de s’appuyer sur les critères établis par « l’instance d’évaluation » de la politique de médiation culturelle.
À première lecture, cette réponse pragmatique paraît fort tautologique ; elle contient pourtant une critique déterminée de l’énoncé. En effet, aucun critère ne peut évaluer, c’est à dire au sens littéral ne peut attribuer une valeur « bonne » ou « mauvaise » à la politique publique de médiation culturelle, si nul ne sait d’où ce « critère » provient. Or, dans une société démocratique, le « critère » ne peut avoir de légitimité si l’instance d’évaluation est inexistante, inconnue ou arbitrairement désignée. Il faut en effet rappeler que « l’évaluation vise à produire des connaissances sur les actions publiques (…) dans le but de permettre aux citoyens d’en apprécier la valeur », pour reprendre ici le préambule de la Charte de l’évaluation de la SFE [4]. On ne peut donc passer à l’étape du « critère » sans avoir auparavant cerné les valeurs en jeu pour les citoyens. Nous voilà passés du « critère », outil technique qui ne peut concourir qu’à des opérations d’audit, de surveillance, de contrôle ou de vérification des projets par le pouvoir en place, à l’enjeu démocratique de l’évaluation.
En d’autres termes, l’obsession du « critère » qui prospère dans le milieu culturel récemment emporté par la tempête évaluative, est parvenue, ici comme ailleurs, à masquer la seule question qui importe pour une évaluation des « échecs » et des « réussites » : quelles valeurs la démocratie entend-elle accorder à la médiation culturelle et à qui confie-t-elle le soin d’en apprécier la portée ? Abandonnons donc pour le moment les « critères » et intéressons-nous d’abord aux valeurs d’intérêt général de la médiation culturelle dans une société de liberté.

I - LES VALEURS DE LA DEMOCRATISATION DE LA CULTURE ET L’ECHEC INEVITABLE DE LA MEDIATION CULTURELLE

Posée en terme de valeur, la réponse à la question de la réussite ou de l’échec ne souffre pas d’hésitation, même si elle est difficile à admettre par la profession. Pour les politiques de médiation culturelle héritées de ce que l’on appelle la démocratisation de la culture, la réponse est sans appel : les programmes de médiation culturelle sont nécessairement voués à l’échec. Pour s’en convaincre, il suffit simplement de rappeler l’écart entre les pratiques de médiation et la valeur d’intérêt général qui leur est attribuée dans l’État de droit.

A - CULTURE COMMUNE ET EXIGENCE DE NEUTRALITE

Je n’étonnerai personne en disant que la valeur d’intérêt général de la médiation est de permettre une meilleure accessibilité du public à la culture. Jusque là, la difficulté n’est guère apparente sauf si l’on se rappelle que cette fameuse culture à laquelle il convient de faire accéder le plus grand nombre de nos concitoyens possède un statut explicite dans la politique publique : il s’agit d’une culture de « bonne » qualité, attachée à des productions d’artistes qui, par leur talent, nous montrent le chemin à suivre pour faire grandir notre âme et notre esprit, pour nous éclairer, dit-on souvent. À quoi bon accorder en effet des moyens publics à une politique culturelle qui sélectionnerait des formes « médiocres » de l’imagination humaine ? Cette nécessité de la sélection des œuvres de qualité est un impératif pour que la société dispose de « bonnes » références imaginaires pour la guider dans la voie du progrès. L’enjeu est collectif : si le patrimoine et la création de qualité sont soutenus, c’est parce la société doit forger une culture commune idéale, grâce à l’action publique et notamment celle des créateurs et des médiateurs [5]. Cette légitimité n’est pas de circonstance. Elle est « universelle » pour la République, car sans construction de « notre » culture commune, pas d’avancée civilisatrice.
Malraux avait donné de la hauteur à cette idée de « culture commune ». On se rappelle qu’il n’avait pas enfermé l’action de son ministère dans les frontières de la communauté nationale française. L’horizon de la culture de référence était plus vaste puisqu’il concernait la sélection des « œuvres capitales » pour l’ensemble de « l’Humanité » [6].
Aujourd’hui, les décideurs publics à la tête de collectivités territoriales sont moins ambitieux dans leur visée civilisatrice mais la politique culturelle demeure néanmoins légitimée par la nécessité de « faire référence » pour les membres du territoire. Récemment, le maire de Bordeaux justifiait Evento, la biennale d’art contemporain, en affirmant que l’évènement devait être « approprié » par les Bordelais [7]. Mais les Nantais de « l’Estuaire », pour rester dans l’art contemporain, ne sont pas moins déterminés, puisque, nous dit-on : « le parcours Estuaire 2009, c’est aussi un ensemble d’initiatives dans les domaines culturel, artistique, sportif ou environnemental que nous avons choisi de soutenir pour leur exigence, leur qualité et leur originalité. Le plus souvent issues du riche tissu associatif, elles nous accompagnent dans notre objectif principal : celui de la découverte et de l’appropriation du territoire par chacun » [8].
Voilà donc le territoire consacré espace de « culture commune » approprié par tous (et même par chacun) grâce à la sélection d’initiatives reconnues pour leur « qualité », leur « exigence », leur « originalité ».
À ce stade du raisonnement, la valeur de réussite semble acquise pour le métier de médiateur culturel car la fonction de médiateur est « bonne » et « belle » pour l’intérêt général : « bonne », car elle contribue au bien commun en transformant des œuvres singulières en références communes pour le public ; « belle », car, au-delà de faire connaître les œuvres, il s’agit de les faire apprécier, mieux encore de les faire « approprier » par le public. « Nous sommes ici pour enseigner à aimer » nous rappelait Malraux à Amiens en 1966.
Malheureusement, si l’appropriation des œuvres est la valeur publique accordée à la politique de médiation culturelle, elle ne peut jamais aboutir à une réussite. Pour s’en apercevoir sans détour, je prends appui sur les propos étonnants par leur naïveté du ministre de la culture Mitterrand. Pour l’anniversaire du cinquantenaire de la création du ministère de la culture, il a déclaré en évoquant les différentes facettes de l’action de son ministère : « toutes ces articulations ont une visée précise que je trouve idéalement résumée dans une maxime très fine d’un grand ancien trop oublié, Michel Guy, qui souhaitait “Non une culture pour tous, mais une culture pour chacun”. “Pour chacun” et non “pour tous”, la différence est de taille. “Pour chacun” en particulier : car la culture, je le dis souvent, est du domaine de l’intime » [9]. Gardons en mémoire cette référence à « l’intime » qu’il faut la prendre au sérieux, d’autant que le ministre ajoute aussitôt : « “Pour chacun” : car la culture, même lorsqu’elle est diffusée, est une chose trop délicate pour être “une et indivisible”, elle est toujours reçue d’une manière différente, transformée, même imperceptiblement, aussitôt qu’elle est accueillie… ». Pour les besoins du raisonnement, je reprendrai aussi deux autres formules : « Et le rôle du ministère n’est autre que de permettre l’accès de “chacun” à tout ce qui pourra constituer son “musée imaginaire” ». On retiendra ici la marque du possessif « son » musée imaginaire et l’on observera dans la phrase suivante l’enjeu du désir d’art : « Créer le désir d’art et de culture représente un travail beaucoup plus long, qui exige que les collectivités publiques puissent créer des opportunités, accompagner chacun pour prendre le chemin qui sera le sien pour s’approprier les œuvres, s’ouvrir à la pensée des artistes et aux beautés et richesses des patrimoines ».
Chacun son chemin, nous dit le ministre en insistant, toujours et encore, « l’appropriation » personnalisée des œuvres sélectionnées.
Peut-être que les médiateurs présents dans la salle se réjouissent de cette affirmation. Peut-être estiment-ils que leur travail doit viser l’intime de chacun dans ses rapports aux œuvres et que « la médiation culturelle comme action consiste à permettre à un public d’accéder à la dimension spécifiquement esthétique d’une œuvre d’art » [10]. Ils me diront, sans doute, que c’est bien là le cœur de leur métier.
Or, c’est dans cette noble perspective que surgit l’échec.
Le ministre, ou au moins ses collaborateurs expérimentés, auraient dû se rendre compte de l’incongruité d’une politique culturelle ayant pour finalité « chacun », dans son intimité, alors que nous sommes dans une République qui fonde sa légitimité sur le principe politique de la neutralité de l’État vis-à-vis des citoyens. Le principe de neutralité signifie que les identités de chacun sont confinées dans l’espace privé et ne regardent pas la politique publique, sauf exceptions spécifiées par la loi. Toute forme de reconnaissance publique des identités culturelles des individus comme de leurs groupes est exclue. Avec le principe de neutralité, chacun sait que l’État « n’a affaire qu’à des individus-citoyens (dont la citoyenneté est constituée par l’abstraction méthodique de leurs identités distinctes) » [11].
Au fond, en affirmant que la politique culturelle publique a pour finalité « l’appropriation » des œuvres (sélectionnées par la politique publique) par « chacun » dans son intimité, le ministre et les décideurs publics qui n’y voient pas malice font preuve d’une grande incohérence. Ils creusent la tombe de la politique culturelle qu’ils voudraient défendre. Pour prendre la mesure de ces conséquences malheureuses sur l’activité des médiateurs culturels, analysons de plus près les différentes places de « chacun » des individus dans la politique publique de la culture.

B- LES PUBLICS A L’EPREUVE DE LA NEUTRALITE

Prenons par exemple pour point de départ la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant [12], voulue par madame la ministre Trautmann, qui est depuis 1998 une référence légitime. On peut y distinguer quatre catégories de « chacun » :

1. La première catégorie correspond au « public le plus fidèle » des institutions culturelles subventionnées pour leur mission d’intérêt général. Ces individus assistent volontairement aux spectacles proposés et ils attendent que la politique culturelle, avec ses créateurs et ses médiateurs, leur offre les valeurs artistiques de référence. On pourrait dire aussi qu’ils espèrent la fusion avec l’œuvre et qu’ils sont en attente de « cérémonies communautaires » tel que se présente par exemple « le théâtre comme une forme de la constitution esthétique – de la constitution sensible, de la collectivité », pour reprendre l’expression de Jacques Rancière [13].
Puisque ce public est très « fidèle », on admettra que chacun d’entre eux « s’approprie » ces œuvres de qualité ; chacun s’épanouit par cette relation régulière avec l’art sélectionné au titre de la culture commune idéale, (pour le territoire, la nation ou, peut être, l’Humanité). En un mot, cette situation, la plus favorable au médiateur culturel, est celle de « l’épanouissement par la culture » finalité qui apparaît quasiment dans tous les discours d’élus. (On la repère même dans le texte de l’agenda 21 de la culture !)
Succès avéré, me direz vous, réussite parfaite du travail de médiation pour ces « fidèles » dont les pratiques culturelles sont en fusion avec la valeur des œuvres sélectionnées par la politique culturelle. Mission accomplie ! Les médiateurs en ont la conviction, eux qui sur le terrain font un travail formidable ! En pratique sans doute, la conviction de la réussite est visible dans « les applaudissements nourris » du public, « les yeux qui brillent des spectateurs », « l’émotion qui était patente à l’issue de l’atelier », etc. On entend même « les gens ont été pris dans un tourbillon et ils en ressortent heureux » [14].
Mais, en légitimité républicaine, conviction n’est pas évaluation. Une telle équivalence est même inacceptable, car, pour la valider, il faudrait que le médiateur puisse garantir qu’il y a « appropriation des œuvres » ou « épanouissement personnel » pour chacun des individus fidèles. Or, il n’a aucune légitimité pour opérer cette évaluation. S’il était tenté de le faire, il abuserait de son pouvoir car la République ne lui donnera jamais (heureusement d’ailleurs) les moyens d’explorer les émotions, les sentiments, les désirs, les rêves et les cauchemars de chacun de ceux auxquels il s’adresse. N’en déplaise aux psychologues et sociologues de la réception des œuvres [15], aucun élément ne peut être mobilisé légitimement pour apprécier l’impact des oeuvres sélectionnées sur l’intimité de l’univers sensible de chacun. Le médiateur, pas plus que ses alliés scientifiques, ne peut dire la vérité des imaginaires des individus, chacun avec la singularité de son bonheur, de ses plaisirs, de ses larmes, de son ennui ; chacun avec son univers mental propre qui ne lui révèle même pas totalement ses secrets. La politique publique dans une société de liberté ne pourra jamais savoir si « l’épanouissement » est réel ou illusoire, si « l’appropriation » est « réalité » ou « mensonge », si les « gens qui gambadent dans la ville sont heureux » [16]. Que vient donc faire la politique culturelle dans ce monde du sensible protégé par les principes de neutralité et de liberté des individus autonomes ? Quelle absurdité et quel danger pour la liberté que de voir l’autorité publique se donner comme objectif de faire atteindre aux individus « l’épanouissement » ou « l’appropriation » des œuvres sélectionnées par la sphère publique [17]. On doit le dire nettement : quand la politique culturelle se pique de concerner « l’intime », elle risque fort de se brûler les doigts, du moins dans une démocratie soucieuse de respecter les libertés fondamentales.

2. La seconde catégorie de « chacun » est celle du public dont on ne saurait dire qu’il fait partie du « public le plus fidèle ». Ici, « chacun » se déplace de temps en temps vers les œuvres sélectionnées, il les croise, les rencontre, s’y confronte mais il n’est pas pour autant « épanoui » à leur contact, sinon il aurait modifié sa vie ordinaire et rentrerait dans la catégorie précédente du « public le plus fidèle ». On dira donc que ces « chacun »-là fréquentent les œuvres et s’en trouvent seulement « satisfaits ».
L’évaluation de la réussite de cette rencontre s’apprécie alors par le degré de satisfaction de chaque fréquentant. Pour les médiateurs, la procédure d’évaluation paraît simple : demandons aux « gens » ce qu’ils pensent de leur passage devant l’œuvre sélectionnée. Ont-ils été satisfaits ? [18] En fonction des réponses, on saura si l’offre et sa médiation ont été réussies.
Pour pointer la contradiction entre la politique de la culture commune et cette approche par la satisfaction, je donnerai une illustration pratique particulièrement éclairante.
Dans son projet annuel de performances [19], le ministère de la culture rappelle l’importance du financement public de la Bibliothèque Nationale de France (517 000 euros par jour). Vous admettrez sans doute comme moi que ce financement lourd est légitimé par la contribution majeure de la BNF à la culture commune de l’Humanité. Voilà une belle valeur de référence pour justifier la dépense publique. Pourtant ce n’est pas cette valeur qui est officiellement appréciée. Le ministère se contente d’évaluer les bienfaits de la BNF à la collectivité par le calcul d’un taux de satisfaction établi à partir « d’une enquête réalisée par un cabinet spécialisé auprès d’un échantillon 1500 lecteurs et visiteurs interrogés à leur sortie de la BNF ». Le taux de satisfaction correspond au pourcentage des personnes ayant répondu « tout à fait satisfaisant » et « assez satisfaisant » à la question : « êtes vous tout à fait, assez, peu ou pas satisfait de la BNF »… Ainsi la valeur publique d’un lieu où l’on peut disposer d’œuvres capitales de l’Humanité est appréciée à l’aune de la satisfaction de quelques individus qui passaient là pour le visiter ! Que l’un soit satisfait pour avoir découvert le manuscrit rare qui en fera un chercheur renommé et que l’autre soit satisfait par l’ombre rafraîchissante du jardin intérieur, l’enquête de satisfaction n’en a cure. Pour elle, toutes les attentes des consommateurs de la BNF se valent. Malaise : la valeur commune de protection des œuvres de l’humanité est noyée dans l’ordinaire des satisfactions personnelles des clients. On comprend qu’avec son indicateur de satisfaction, la politique culturelle singe les méthodes du marketing des grandes entreprises pour lesquelles la réponse aux besoins des consommateurs est un impératif de survie économique.
En suivant cette pente évaluative de la satisfaction des usagers, la politique culturelle perd pied : en prenant comme référentiel de l’évaluation des ressentis d’individus séparés, elle oublie qu’elle était là pour faire accéder les dits individus aux valeurs de la culture commune [20]. Abandon de poste, devrait-on dire : avec la satisfaction, la mission salvatrice de la politique culturelle se transforme en service de livraison des épiceries culturelles soucieuses de bien répondre aux attentes des acheteurs.
À cet égard, on peut comprendre que de nombreux décideurs culturels publics évitent d’entrer dans le jeu dangereux consistant à se caler sur la satisfaction des publics. On entend d’ici les invectives d’une telle tendance « populiste » et « démagogique ». C’est ainsi que le service d’évaluation de la politique culturelle de la ville de Rennes refuse toute enquête de satisfaction des publics des institutions subventionnées. Mais cette position de refus d’évaluer est aussi une mauvaise solution : elle consacre l’idée que la politique culturelle est inévaluable et qu’il n’est aucunement possible d’apprécier la réussite de l’action culturelle publique. La politique culturelle et ses médiateurs se retrouvent dès lors orphelins de toute possibilité de faire apprécier la valeur de leurs pratiques dans la sphère publique. La conséquence est paradoxale et chacun la connaît : l’impossibilité d’évaluer le sensible de « chacun » fait glisser l’évaluation vers le seul « quantitatif ». Les indicateurs chiffrés refont surface. Le festival a attiré 40 000 spectateurs : quel succès ! L’Estuaire nantais annonce 723 000 visiteurs, soit 37 % d’augmentation par rapport à l’édition précédente : quelle réussite ! Sauf que l’enjeu politique de donner du sens à la « culture commune » s’apprécie alors par l’arithmétique de 723 000 anonymes. Et le ministre fait, évidemment, de même, pour ses journées du patrimoine. Dans ces conditions, évaluer consiste uniquement à réduire l’excellence artistique à un tableau Excel. Le médiateur culturel, pourtant prêt à témoigner qu’il a transmis le désir de l’art, n’est plus qu’un communicant qui prouve son utilité par le nombre des entrants. Il est ici trahi dans ses valeurs propres et se trouve transformé en poinçonneur des Lilas comptant les tickets, pour reprendre une référence aux temps anciens.
Bien sûr, si au lieu de vouloir forger la « culture commune » pour atteindre la « vie bonne », la politique publique s’était donné comme unique finalité « l’utilité » économique et sociale de l’action culturelle, tout serait plus simple. Il serait juste de dire que le médiateur a réussi lorsque, à l’égal de Bilbao, les hôtels sont pleins. La question de la valeur culturelle ne se poserait pas. Mais il s’agit alors d’une politique touristique mobilisant les ressources proposées par les acteurs culturels et non d’une politique culturelle ayant une légitimité spécifique d’intérêt général. La preuve par l’expérience vécue : à l’entrée d’un des lieux d’exposition de l’Estuaire 2009, une jeune fille avance aimablement et se présente au visiteur. « Je suis médiatrice culturelle ; si vous avez besoin de moi pour des explications au cours de votre visite, je suis à votre disposition. Nous avons aussi une boutique avec les produits dérivés de “l’Estuaire 2009” ». Avec la finalité de l’attractivité touristique du territoire, le médiateur culturel fait office d’hôtesse d’accueil, tout comme l’hôtesse du « Carrefour market », situé à quelques encablures. Il est là pour satisfaire la clientèle et, le soir, on compte le chiffre d’affaire des produits dérivés. Le « trompe l’œil » du « quantitatif » efface l’enjeu politique de la construction de la « culture commune » dans la démocratie. Et, si la fréquentation est « satisfaisante », c’est uniquement au regard d’autres finalités d’intérêt général que la finalité culturelle.
Dans ces deux précédents cas, la déception de la médiation est annoncée alors même que le public est pourtant attentif à l’œuvre sélectionnée. Que dire maintenant du public qui ne l’est pas du tout !

3. Dans la Charte Trautmann, il est ainsi question d’une autre catégorie de population dont le rapport à la politique publique de la culture mérite attention : ces « gens » ne s’intéressent pas aux œuvres de qualité de la « culture commune ». Le texte les décrit comme « cette partie largement majoritaire de la population qui n’a pas pour habitude la fréquentation volontaire des œuvres d’art ». En 1968, cette population s’appelait le « non public », « cette immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès, ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel » [21]. Aujourd’hui, dans le projet annuel de performances 2010 du ministère de la culture, la politique culturelle reconnaît aussi qu’il existe « des territoires où la population est pour des raisons géographiques, culturelles et sociales, éloignée de l’offre culturelle ».
Ainsi, en reprenant l’analyse faite au Québec par Jean-Marie Lafortune « absents du schéma de la politique culturelle, les non publics recouvrent les catégories de populations réticentes à l’offre culturelle sans pour autant exprimer de demandes particulières ».
Que faire de cette multitude réfractaire à la culture de référence ? La réponse est connue depuis l’époque du ministre Duhamel : il faut résolument agir. La légitimité du médiateur culturel est acquise pour briser la distance qui sépare ces populations de la culture commune. Le médiateur trouve sa raison d’être professionnelle (et peut-être même plus) dans cette fonction de « passeur de culture ». Pour ma part, je préfère dire que le médiateur culturel se pose plutôt en « pasteur » puisqu’il porte en lui la mission d’intérêt général de faire partager les « bonnes » valeurs artistiques de référence à ceux qui les ignorent. C’est la croisade du « développement culturel », de la « conquête de nouveaux publics » ou, pour continuer dans le simplisme ministériel actuel, de la « culture sociale » [22] (comme s’il existait de cultures qui ne soient pas « sociales » !).
Décomposons cette catégorie en deux groupes :
a) le premier concerne les individus qui se laissent approcher par le médiateur culturel grâce aux stratégies dites « partenariales » menées avec d’autres politiques publiques. On songe aux actions culturelles en univers carcéral, en milieu rural, dans les quartiers de la politique de la ville... Grâce au médiateur, ces personnes découvrent et fréquentent des œuvres dont elles n’auraient jamais soupçonné l’existence auparavant. Le coté positif est que « chacun » d’entre eux glisse de la catégorie des « non publics » vers l’une des deux catégories précédentes : le danseur de hip hop devient passionné de l’art chorégraphique « exigeant » (surtout ne pas oublier l’exigence), d’autres se mêlent au public satisfait occasionnellement par la fréquentation des œuvres. Mais à l’arrivée, ces aspects jugés positifs ne peuvent pas mieux se lire que dans les deux catégories précédentes. Il y a bien pour ces individus qui ont profité de la médiation culturelle « quelque chose » qui a changé dans leur imaginaire intime mais, comme on l’a dit plus haut, le principe de neutralité empêche de pénétrer dans leur vie privée et interdit d’appréhender les bienfaits de ces formes habituelles de médiation culturelle.
Ce constat d’une réussite qui ne peut être révélée est si amer que l’on ne peut y croire : l’impasse est certes manifeste mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il faudra bien la lever d’une façon ou d’une autre pour ne pas désespérer de l’action culturelle publique.

b) Pour y parvenir, il faut, à mon sens, s’intéresser surtout au dernier cas possible : ces personnes qui, malgré tous les efforts et prodiges des médiateurs culturels sont, demeurent et restent encore et toujours indifférentes, (même pas hostiles) aux valeurs des œuvres. Avec cette catégorie, le médiateur échoue totalement puisque le désir d’art est inexistant : aucune porte de l’intime ne s’est ouverte et la beauté des œuvres sélectionnées ne fait pas partie du « musée imaginaire » de chacun. Comme on l’a bien compris en lisant la charte Trautmann, et pour pimenter l’argument, il s’agit quand même de la « partie largement majoritaire de la population », c’est-à-dire de la majorité des citoyens.
Face à cette situation si courante, une première perspective est concevable : ne rien changer aux principes. Réaffirmer la logique politique qui veut que la « bonne » culture de référence est et doit rester du coté des œuvres et que ceux qui n’atteignent pas au « désir d’art » sont des exclus, victimes d’une société inégalitaire (et capitaliste de surcroît). D’ailleurs, les raisons de ces inégalités sont largement explicitées depuis longtemps et connues des lecteurs d’Adorno, de Bourdieu ou de Stiegler. Elles sont de toute façon suffisantes pour lancer de nouveaux médiateurs à l’assaut de ces forteresses d’imaginaires si difficiles à conquérir.
Il ne manque d’ailleurs pas d’acteurs culturels, souvent sortis des « friches artistiques », pour relayer cette politique des œuvres à faire partager par les exclus. On les voit attentifs à la « population », bricolant des dispositifs innovants de médiation auprès des « habitants » et s’employant à continuer à croire que leurs œuvres vont éveiller la conscience et les désirs d’art de ces victimes culturelles [23].
Mais ces sympathiques bricolages ne vont que conforter une politique culturelle dont le principe fondateur s’avère discriminatoire. Pour saisir le moment de bascule où la « lutte contre les inégalités culturelles » devient plutôt « politique discriminatoire », il suffit de s’intéresser non plus à la population des exclus mais au statut de chacune des personnes.
Pour la politique culturelle, ces personnes qui ne fréquentent pas la culture sélectionnée ont une fausse conscience d’elles-mêmes. Manipulées sans doute par les forces oppressantes de la culture de masses, elles ne peuvent pas participer à l’idéal d’authenticité auquel la société moderne les convie. Elles ne peuvent être que des personnes culturellement « handicapées ». C’est d’ailleurs ce que nous apprend Olivier Donnat dans la synthèse de la dernière enquête sur les pratiques culturelles des français. L’excellent travail statistique permet d’observer qu’il existe des Français qui « cumulent tous les handicaps en matière d’accès à la culture » puisque « 1/4 des interviewés n’ont fréquenté dans l’année aucun équipement culturel » et « que la plupart d’entre eux manifestent très peu d’intérêt pour la culture, en général ». Cette désignation des exclus de la culture est tellement ancrée dans le milieu de la politique culturelle que cette formulation en terme de « handicap » culturel de près de 25 % des citoyens de la nation n’a choqué aucune force politique. Elle revient à nier la liberté de ces citoyens de construire leur « musée imaginaire » sur d’autres bases que celle des œuvres sélectionnées par la politique publique. Car, enfin : voici des citoyens à part entière qui sont dotés d’une parcelle de souveraineté dans l’ordre politique mais dont on refuse dans l’ordre culturel la moindre possibilité de contribuer à la culture commune. 25 % de citoyens invisibles pour la culture de référence ; invisibles au sens d’Axel Honnett, c’est-à-dire méprisés, non reconnus, non fondés à bénéficier d’un soutien public pour leur propre culture.
De plus, dans la Charte Trautmann, la politique culturelle conditionne son soutien à ces personnes au changement de leur imaginaire intime. En effet, la mission dévolue aux institutions subventionnées consiste à agir, « par tous les modes d’action susceptibles de modifier les comportements dans cette partie largement majoritaire de la population qui n’a pas pour habitude la fréquentation volontaire des œuvres d’art ». Pour la démocratie, il y a quelque chose de terrible dans cette mission que l’État souverain confie au médiateur. La finalité d’État est donc d’amener les personnes – qui ont pourtant un droit absolu à la liberté de pensée et de conscience [24] – à renoncer à leur identité culturelle dès lors qu’elle n’est pas conforme aux choix opérés par les professionnels missionnés.
Ces observations ne sont pas uniquement à portée théorique, abstraite. Elles ont quotidiennement des conséquences pratiques dans le refus du ministère de la culture de soutenir les associations culturelles dont les références culturelles ne correspondent pas à celles qui ont été retenues par les professionnels qu’il a missionné [25].
La politique culturelle est alors, en droit comme en fait, discriminatoire à l’égard de la multitude d’initiatives qui construisent le quotidien des relations entre les personnes. Le médiateur culturel, malgré sa générosité épanouissante, a peu de raisons d’être fier de participer à de tels processus d’exclusion.
On peut affirmer maintenant que l’échec de la médiation n’est pas l’échec pratique des médiateurs mais l’échec de la politique culturelle qui les mobilise. Cet échec provient de la gestion incompatible des deux impératifs qui traversent l’action publique en matière de culture : d’un coté, il est inévitable que la politique culturelle ait pour objectif de forger une culture commune ; de l’autre, il est tout aussi inévitable que chaque personne soit libre et autonome dans la construction intime de son musée imaginaire. Avec la démocratisation de la culture, la « culture commune » est définie sous la seule responsabilité de l’autorité publique. La politique publique offre ainsi des produits et services culturels mais seul l’individu, dans sa sphère privée, apprécie à sa façon l’offre proposée, sans égard pour les ambitions publiques de culture commune. On comprend alors que la politique publique s’attaque à plus fort qu’elle : la liberté de l’intime. Dans une société de liberté, le médiateur du service public est neutralisé dans son ambition de faire partager au plus grand nombre les références artistiques communes ; il a inévitablement devant lui le mur des univers inconnaissables du sensible auxquels il doit respect et dignité puisqu’ils sont ceux d’individus libres et autonomes (qui, encore une fois, représentent « la partie majoritaire de la population » comme nous l’a dit la Charte Trautman).
Le médiateur peut se convaincre avec ses collègues des bienfaits qu’il apporte, mais il ne peut prétendre les évaluer en lieu et place des individus. Pour sortir de l’impasse, il ne servirait à rien de renforcer les actions, d’aménager les pratiques, de changer les médiateurs anciens par une nouvelle génération. Tant que la démocratie maintient les mêmes principes d’accès à la culture pour tous, il est peu utile de bricoler de nouvelles actions... Il est plutôt nécessaire de concevoir des principes différents prenant appui sur d’autres valeurs.

II. LA POLITIQUE DE RECONNAISSANCE ET LE ROLE INDISPENSABLE DE LA MEDIATION CULTURELLE

À l’énoncé de nouvelles valeurs « culturelles », le challenge parait bien abstrait. Pourtant, je considère que les principes qui permettraient à la médiation culturelle de sortir de l’impasse sont déjà là ; ils sont à portée de main puisque les pays adhérents à l’Unesco les ont adoptés en ratifiant les conventions internationales sur la diversité culturelle. Je voudrais en conséquence partir de ces principes pour tracer un autre portrait du « médiateur culturel » et inciter les décideurs locaux à suivre cette voie alternative pour la politique culturelle.

A - DES PRINCIPES POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE DE LA RECONNAISSANCE

Le principe de départ est celui de « l’égalité ». On pourrait affiner la portée de ce présupposé égalitaire en le référant à l’analyse pertinente qu’en fait Jacques Rancière, mais, pour notre propos, on peut se contenter de fonder sa légitimité universelle sur l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » [26]. Égalité des dignités des êtres humains qui peut, certes, nous conduire au « citoyen abstrait » que promeut l’approche républicaine que nous venons de quitter [27] mais qui, pour nous, ouvre plutôt une autre perspective pour la politique culturelle.
Prenons le temps de l’explorer : dans les conventions Unesco sur la diversité culturelle, le principe fondateur est que chaque culture apporte sa part, modeste ou grandiose, à la construction de l’Humanité. En conséquence, chaque culture est digne d’être reconnue et les personnes qui les portent doivent être acceptées dans leur dignité et leur liberté d’êtres humains. Article 22 de la Déclaration de 1948 : « Toute personne, en tant que membre de la société (...) est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité ». Le principe énoncé est celui de la « reconnaissance » des identités culturelles de chacun ce que l’on retrouve avec netteté dans l’article 5 de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle [28] de 2001 : « toute personne doit pouvoir s’exprimer, créer, diffuser ses œuvres dans la langue de son choix, et en particulier dans sa langue maternelle ; toute personne a le droit à une éducation et une formation de qualité qui respectent pleinement son identité culturelle ; toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles... ».
Au nom du respect de la « dignité » dû à tout être humain, aucune identité culturelle ne peut, a priori, être rejetée ou ignorée, rendue « invisible » pour les autres. Pour le dire sous une forme régulièrement niée par les tenants de la démocratisation de la culture, aucune personne n’est « sans » culture.
Dès ce stade du raisonnement, un certain malaise s’empare toujours des tenants de la démocratisation de la culture. En effet, ils comprennent immédiatement que le sens donné au mot « culture » n’est pas celui qu’ils apprécient. Effectivement, en partant de la reconnaissance des identités culturelles des personnes, le sens du mot « culture » est bien différent de celui d’une liste « d’œuvres d’art » ou d’un « secteur » culturel composé de produits offerts sur le marché public ou privé. La tentation est alors de refuser cette définition alternative pour maintenir que seuls les acteurs culturels ont la compétence pour dire ce qui fait vraiment « arts » et « culture » dans notre société.
Or, cette conviction est trompeuse car la conception de la « vraie » culture n’est jamais explicitée et encore moins assumée publiquement par les décideurs publics. Leur sport favori, je le sais d’expérience, est au contraire de considérer que la culture est une notion floue qui n’exige pas d’être définie, ni en compréhension et encore moins en extension. Curieuse manière de légitimer une politique publique que de renoncer à en définir l’objet [29]. Chaque personne peut déléguer à d’autres le soin de faire cette sélection des valeurs culturelles pertinentes (on le comprend bien à propos des langues par exemple) mais c’est elle, et elle seule, en toute liberté, autonomie et transparence, qui accepte qu’un « groupe », un « collectif », une « communauté » parle en son nom de son identité culturelle. Par contre, aucune autorité publique, aucun groupe religieux, ethnique, professionnel ne peut imposer ses critères de sélection du « sens » et de la « valeur » culturels aux personnes. De ce point de vue, on ne relira jamais assez la Déclaration de Fribourg qui énonce clairement la nécessité de reconnaître les « droits culturels » [30], qu’il faut comprendre comme les « droits qui autorisent chaque personne, seule en commun, à développer ses capacités d’identification, de communication et de création », comme le rappelle fort bien Patrice Meyer-Bisch [31].
Voilà le nouveau cadre de la politique culturelle, très différent de celui de la démocratisation de la culture, puisque la sélection des valeurs de référence n’est plus déterminée par la politique culturelle. Un frisson parcourt sans doute l’assemblée des partisans de l’accès à la culture pour tous. De quoi, alors, la politique culturelle est-elle faite si elle ne choisit plus les œuvres de référence en lieu et place des individus ? La réponse n’est pourtant pas discutable dans une société de liberté : la mission d’intérêt général de la politique culturelle est maintenant de garantir l’application du principe universel de la reconnaissance des identités culturelles des personnes.

B. DES PRINCIPES UNIVERSELS A LA NECESSITE DE LA MEDIATION CULTURELLE

Comment cette approche de la politique culturelle peut-elle résoudre l’incompatibilité de gestion des deux impératifs de la politique culturelle : forger la culture commune et garantir la liberté des choix culturels ? La réponse est claire et nette : en donnant une place centrale aux médiateurs culturels.
Cette perspective découle directement du principe de l’égalité des dignités culturelles. Les conventions Unesco le répètent à plusieurs reprises : la liberté culturelle est acquise « dans les limites qu’impose le respect des droits de l’homme et les libertés fondamentales ». A priori, chaque identité culturelle est reconnue comme apportant sa contribution au patrimoine commun de l’humanité, mais cette affirmation n’est valide que sous la contrainte forte que la demande de respect pour soi ne conduise pas à des situations d’irrespect envers les autres.
La liberté de la personne ne doit pas affecter les droits des autres êtres humains et, notamment, ne doit pas porter atteinte à la dignité des autres cultures. Aucune pratique culturelle, toute libre qu’elle soit, ne peut s’imposer si elle prend un « sens » négatif pour les autres cultures du genre humain. Dès lors, l’enjeu culturel ne se cantonne pas à la sphère privée : il s’agit à chaque instant de la vie collective de savoir si une identité culturelle pose problème aux autres, si la présence réelle ou fantasmée de l’altérité menace la dignité de certaines identités culturelles. L’espace public de la culture n’est plus le lieu où se présente l’offre (publique ou privée) de produits culturels aux consommateurs individuels, même appelés « publics ». C’est bien plutôt le lieu où le sens et les valeurs des identités culturelles se confrontent, pour s’accepter ou se rejeter. La question politique n’est donc pas celle d’assimiler la « culture commune » sélectionnée par les dispositifs publics, ni de « partager » sa culture avec toutes les autres. Elle est de gérer au mieux ces confrontations d’identités culturelles, donc les dissensus des univers sensibles faits d’inépuisables et incertaines ressources symboliques des personnes. Par conséquent, la démocratie a nécessairement besoin d’organiser les dispositifs publics de confrontation des univers culturels, elle a impérativement besoin des médiateurs culturels pour articuler « liberté privée » et « Vivre-ensemble » de ces dignités culturelles, par définition hétérogènes.
Pour être plus précis, on devrait dire que « chacun » est libre de construire son identité culturelle comme il l’entend ; qu’il peut vivre ses pratiques culturelles dans l’intimité de ses goûts et de ses couleurs, dans l’espace privé du désir du « chacun chez soi ». Toutefois, en contrepartie de cette liberté, il doit veiller à ce que le sens de ses pratiques soient « bien » interprété, donc considéré comme ne portant pas atteinte à la dignité des autres cultures. Dans ce schéma, la pratique culturelle relève de la sphère privée mais le sens de ces pratiques doit se confronter à l’espace public. Pour « Vivre ensemble » dans la société de diversité culturelle, nul n’est obligé d’aimer, ni de partager la passion de son voisin pour le théâtre, la trilogie wagnérienne, la pétanque, les cartes postales ou l’œnologie ; nul n’est contraint de partager les pratiques culturelles des autres. Par contre, il est impératif pour chacun de dire si le sens des pratiques de l’autre lui pose un problème de dignité ou au contraire, s’il les accepte en tant qu’apports positifs à la culture commune de l’Humanité. Aucune mécanique sociale, pas plus le marché libre que les institutions culturelles professionnelles, ne pouvant permettre de trouver la solution miracle à cette permanence des confrontations culturelles sensibles, il devient impératif de faire de la médiation culturelle une nécessité.

C. QUATRE CHANTIERS DE « BONNES PRATIQUES »

On peut tirer beaucoup d’enseignements de cette approche de la politique culturelle fondée sur la reconnaissance des identités culturelles des personnes. Ainsi, le « second rapport mondial sur la diversité culturelle » [32] ne manque pas, à sa façon, de tirer de nombreuses perspectives d’actions en matière d’éducation, de communication, d’économie, de développement durable, de gouvernance. Pour rester dans le thème présent, je me contenterai de pointer quatre chantiers de « bonnes pratiques » qui permettent de célébrer l’absolue nécessité du travail du médiateur… et de le rendre évaluable.
* Chantier 1 : une culture commune issue des interactions culturelles sur des territoires en mouvement.
Contrairement à la démocratisation de la culture, la sphère publique admet ici la confrontation des identités culturelles. La politique culturelle doit gérer la diversité des cultures sous peine de les voir se traduire en différences et bientôt en conflits mettant en péril le collectif. La gestion des confrontations identitaires doit se faire là où les tensions se manifestent dans la pratique : dans les institutions, la rue, le quartier, la ville, la nation, les continents, l’Humanité... À chaque niveau de l’espace public, l’action publique doit veiller à prendre soin des dignités culturelles et à contribuer à ce qu’elles trouvent leur place dans le collectif.
En affirmant cette nécessité, la politique culturelle fait le pari que la reconnaissance des personnes réduit les risques d’enfermement dans une culture communautaire particulière. L’enjeu est de rendre possible les interactions de sens, de valeurs, de pratiques culturelles grâce à des dispositifs qui intègrent la participation des personnes à l’action culturelle publique. Le rapport Bouchard/Taylor [33] donne parfaitement la portée de cette approche « interculturelle » et « participative » : « Se côtoyant dans l’action, tendant vers les mêmes buts, les citoyens de cultures diverses trouvent ainsi l’occasion d’apprivoiser leurs différences non pas comme un problème ou un obstacle, mais comme une ressource. L’horizon commun se construit non pas en dépit mais grâce à la diversité, en tant que capital de valeurs et d’expériences. Ici, les mots clés sont : décloisonnement, rapprochement, partenariat, solidarité » [34].
Dans cet esprit, une « bonne » intégration signifie donner son point de vue, être actif dans les discussions qui préparent, accompagnent et évaluent la décision publique. À ce titre, l’intégration va de pair avec « l’engagement des personnes dans les principales institutions de notre société, plus particulièrement dans la vie civique ». Cette logique de la participation, dont les traductions pratiques sont multiples, nécessite des politiques publiques significatives en matière d’éducation, d’information mais aussi en matière de conditions sociales ou économiques : appeler à la participation dans le droit fil de la reconnaissance de la dignité des personnes ne peut être crédible que si les citoyens ne sont pas marginalisés sur le plan de leurs ressources économiques, de leur emploi, de leur habitat.
L’interculturalisme est alors ce pari, qui va si bien à la démocratie, d’accepter les différences culturelles pour en faire des diversités et permettre d’élaborer une histoire commune résultat des interactions entre toutes les dignités culturelles. Son credo est que les différences culturelles ne doivent pas demeurer masquées, confinées dans la vie privée et éloignées de la vie publique, surtout quand elles prennent une dimension religieuse. « Il est plus sain d’afficher ses différences et d’apprivoiser celles de l’Autre que de les occulter ou de les marginaliser, ce qui peut entraîner une fragmentation propice à la formation de stéréotypes et des fondamentalismes ».
Ainsi se construit la « richesse culturelle » conçue comme « une interaction entre les hommes, les communautés, les choses et leurs milieux, inscrivant et accumulant des acquis, une multitude de connexions entre objets et sujets. Ces connexions constituent au sens propre un capital culturel : un instrument de production et de création ». Alors qu’à l’inverse, « la pauvreté culturelle se reconnaît à la rareté des connexions avec leurs conséquences, les exclusions, les cloisonnements et l’incapacité de tisser des liens et donc de créer », si l’on suit les analyses de Patrice Meyer-Bisch [35].
On comprend alors que la réussite de ce chantier dépend étroitement du travail du médiateur culturel qui n’est plus là pour que les esprits intimes s’approprient la culture pré-sélectionnée ; il est là pour que les interactions culturelles nourrissent « l’espace public » et fassent germer les références communes, tout en participant à la construction des identités des personnes. Le travail de médiation apporte sa contribution non à l’épanouissement des individus dans leur sphère privée, mais plutôt à l’émancipation des personnes comme acteurs de l’espace culturel public. En effet, par la reconnaissance, chacun est en position égale de dire sens et valeurs aux autres et d’interroger les règles communes. « Sous la condition de cette égalité, chacun peut exprimer le désir et requérir la possibilité de discuter de chaque chose avec n’importe quel moyen (…) de mettre en œuvre des actions redessinant le commun » [36]. « C’est cela que signifie le mot émancipation : le brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres du collectifs » [37].
Prise ainsi, comme un mouvement incessant dans la sphère publique des dignités des personnes, la médiation culturelle participe à cette quête impérative, mais toujours inachevée de construire sur chaque territoire la « culture commune » tant il est vrai comme nous le rappelle le rapport Bouchard/ Taylor qu’« il est utile qu’une société réalise un consensus autour d’horizons, d’orientations fondamentales, de repères dont se nourrit l’imaginaire collectif. Ce fondement symbolique contribue à fortifier les identités individuelles et à réduire l’insécurité collective, source d’anomie ».
* Chantier 2 : La nécessité de l’expérimentation artistique.
L’action publique doit combattre toutes les formes de stéréotypes qui nourrissent les « replis identitaires ». Le médiateur culturel doit donc veiller à ce que l’espace public bruisse de nouveaux signes qui déplacent les significations, provoquent du débat, attisent des aspirations inédites, captent les identités culturelles et les amènent à se recomposer. Le dispositif public de médiation doit alors inclure la nécessité d’encourager les expérimentations artistiques comme libertés d’apporter de nouveaux repères sensibles pour la quête d’autonomie des personnes. La politique culturelle de la diversité doit impérativement faire place aux « stratégies d’artistes qui se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects », pour reprendre la belle définition du travail de dissensus de l’artiste, formulée par Jacques Rancière [38]. Dans un langage plus diplomatique fait pour ménager les compromis, le « second rapport mondial sur la diversité culturelle » de l’Unesco donne aussi à ce chantier une importance primordiale : « la diversité culturelle ne peut être préservée que si ses racines sont nourries en permanence par des réponses créatives apportées à un environnement en évolution rapide. En ce sens, la création artistique et toutes les formes d’innovation touchant à l’ensemble des activités humaines peuvent apparaître comme des sources d’imagination essentielles pour l’essor de la diversité culturelle. La créativité revêt ainsi une importance capitale pour la diversité culturelle, qui elle-même la favorise en retour » [39]. Ce deuxième chantier de l’expérimentation artistique n’est pas moins mouvant que le premier, mais sa vitalité conditionne la réussite de la politique de la reconnaissance dans une société soucieuse du Vivre Ensemble. Il reste que cette position au cœur de l’espace public, au centre des interactions des identités, au carrefour des expérimentations artistiques, peut décourager plus d’un médiateur, tellement habitués à instiller la valeur des « vraies » œuvres auprès de populations ignorantes.
Il convient donc de préciser les « bonnes pratiques » professionnelles de l’interaction.
* Chantier 3 : Balises et repères pour l’interaction.
Je vous l’accorde : le métier de médiateur paraît maintenant bien agité. Devant les exigences de la politique de la reconnaissance, il faut des règles de conduite qui déterminent de « bonnes pratiques » professionnelles.
Je me garderai bien de les établir à votre place, mais je suggère fortement que la réflexion s’inspire des préconisations du rapport Bouchard/Taylor [40]. Même si les préoccupations de ce rapport ne sont pas exactement les nôtres, j’ai pensé qu’on pouvait en extraire des règles de « bonnes pratiques » pour le métier de médiateur. Ainsi, les professionnels de l’interculturalité pour parvenir à une décision « sage et éclairée » devraient respecter (au moins) trois règles de conduite :
* la règle contextuelle, au sens où la demande par la personne de la reconnaissance de sa culture devra être resituée dans un contexte prenant en compte sa situation globale et celle de l’institution à laquelle elle s’adresse. Dans chaque contexte, il convient d’énoncer les limites que chaque institution n’acceptera pas de dépasser face aux demandes singulières des identités culturelles. Mais dans le même mouvement de reconnaissance, il convient parallèlement d’être à l’écoute des personnes pour essayer de rendre « justice » au « caractère singulier et potentiellement inédit des situations individuelles et, partant, à éviter les généralisations abusives ». Il s’agit d’accepter une approche « au cas par cas éclairée par le recours à des normes générales et par la comparaison avec des cas analogues ».
* la règle délibérative au sens où la demande de la personne appelle non une réponse brutale et toute faite, mais une discussion entre la personne et les professionnels des institutions ainsi qu’entre les professionnels eux-mêmes. Les professionnels doivent alors être guidés par des « repères éthiques » qui permettent d’apprécier si la personne est dans des dispositions qui favorisent le Vivre-ensemble. La confrontation des identités culturelles que favorise le médiateur n’est pas une opération naïve ; elle nécessite pour être pertinente un impératif souci « d’ouverture à l’autre » et une volonté d’établir des relations de « réciprocité » [41]. Dans ce cadre, « une approche délibérative s’appuie sur la prémisse voulant qu’une discussion authentique permettant à toutes les parties d’exprimer et de justifier leurs positions et encadrée par des principes généraux favorise la compréhension mutuelle et l’adoption de compromis mutuellement acceptables ».
* la règle réflexive au sens où la réponse à proposer à la personne n’est pas donnée nécessairement par les réponses antérieures. Cette nécessité réflexive n’est pas très facile à entendre par des professionnels qui ne doutent pas que leurs choix d’intervention sont les bons puisqu’ils sont professionnels. Mais, il faut bien admettre comme nous le rappelle le rapport Bouchard/Taylor que « tout raisonnement n’est pas infaillible et que de nouveaux dilemmes surgissent toujours dans la pratique, une approche réflexive se remet perpétuellement en question, revient sur ses prémisses et cherche constamment à apprendre des cas concrets et à mettre en place de nouveaux outils, dont la formation continue, pour les intervenants et les décideurs ».
* Chantier 4 : une approche de la médiation culturelle enfin évaluable.
Il fallait rappeler ces exigences de principes et ces règles de « bonnes pratiques » pour bien saisir que le travail du médiateur est maintenant devenu évaluable, au sens où nous l’avons indiqué en introduction.
* Pour saisir le changement, je rappelle que dans la politique de démocratisation de la culture, la culture commune est sélectionnée par des spécialistes. C’est une donnée qui s’impose au médiateur dont la tâche consiste uniquement à faire le passeur entre la sphère publique où sont sélectionnées les œuvres de référence et la sphère privée des « publics » dont il ne peut pénétrer les secrets intimes.
Au contraire, dans la politique de la reconnaissance, la culture commune n’est pas déterminée à l’avance ; elle relève d’une conquête permanente, résultat de la confrontation des identités culturelles, selon les bonnes pratiques énoncées plus haut. Deux situations peuvent alors être distinguées :
*) La première renvoie à ce moment délicat de la transformation de « l’individu » en « personne ». L’individu est, par définition, libre et autonome. Il exprime ce qui lui paraît bon pour lui et exige le respect de son identité culturelle sans pour autant se préoccuper de la valeur des cultures des autres. Par différence, la « personne » entend, aussi, avoir droit à la reconnaissance de son identité propre mais elle fait sien le principe universel du respect de la dignité des autres cultures. La politique de la reconnaissance consiste alors à parier sur les bienfaits des actions publiques qui favorisent le « passage de l’individu à la personne ». Les différents dispositifs d’écoute des dignités culturelles, de débat public sur le sens et les valeurs des cultures, de gestion des dissensus, de participation des personnes à l’action publique, d’ajustements concertés de la règle commune répondent à l’enjeu public de cette métamorphose de « l’individu » en une « personne ».
Mais rien ne dit que ces processus aboutiront au résultat escompté, tant l’univers sensible de l’individu échappe aux exigences de la raison [42]. L’individu peut parfaitement se replier sur le « moi, je », sans vouloir s’inscrire dans le « nous, ensemble ». Il peut renoncer au statut de « personne », trouvant sans intérêt de participer à la confrontation des cultures dans l’espace public. Dans ce cas, l’individu ne participe pas au collectif ; il ne manifeste aucun acte concret d’engagement dans le Vivre-ensemble. Comme la valeur de la politique de reconnaissance des dignités culturelles tient à la participation des personnes dans la confrontation de sens de leurs cultures, l’évaluation se lit sans difficulté : le médiateur doit témoigner de ces pratiques qui traduisent le renoncement de « l’individu » (seul ou en groupe) à se muter en « personne ». L’évaluation permet alors au décideur public d’apprécier les failles du Vivre ensemble dans la reconnaissance de dignités culturelles et de prendre les dispositions susceptibles de favoriser l’expression des confrontations.
*) Plaçons-nous maintenant dans une situation où l’individu devenu « personne » s’engage et participe au collectif qui répond le mieux à son droit à la dignité culturelle.
On pourrait être tenté en bon professionnel des arts de revenir aux préoccupations « d’épanouissement de l’individu » ou « d’appropriation des œuvres » par l’intime. On serait de nouveau dans l’impasse puisque la politique de reconnaissance est fort respectueuse de la liberté de goût de « chacun ». Mais nous n’en somme plus là. Considérons que le médiateur est maintenant en relation avec une personne engagée à dire sa culture dans l’espace public. Impossible de les prendre pour un consommateur ou un « public » dont il faudrait analyser la réception des « œuvres » ou les attentes de bon spectacle. La personne devient totalement « partie prenante », à entière part, au projet culturel public. Conséquence, elle est appelée à jouer un rôle actif dans l’instance d’évaluation : nulle autre qu’elle, seule ou en groupe, ne peut apprécier ce qui doit changer dans sa réalité pour que le projet culturel de reconnaissance ne soit pas une simple illusion, un simple leurre.
L’exigence d’une reconnaissance qui ne soit pas seulement un effet de discours mais un ensemble de pratiques saisissables dans la vie de la personne est nettement formulée par Axel Honneth : « Une nouvelle forme de reconnaissance sociale ne devient pas seulement crédible quand elle est rationnelle sur le plan évaluatif mais aussi quand elle rend en plus justice à la nouvelle qualité sur le plan matériel – autrement dit, quelque chose dans le monde physique des faits institutionnels ou des manières de se comporter doit changer pour que le destinataire puisse être effectivement convaincu d’être reconnu d’une nouvelle manière » [43].
C’est cette valeur de changement effectif apporté par la politique de la reconnaissance des dignités culturelles qui devient l’objectif de l’instance d’évaluation : qu’est que les personnes espèrent comme changements réels quand elles s’engagent dans le projet avec le médiateur culturel ?
Le travail évaluatif consiste alors à prendre le temps de la formulation du référentiel d’évaluation : il est inévitable que les personnes participent à l’énoncé des situations qui traduisent le caractère effectif de la reconnaissance. On doit comprendre par là que les réponses pratiques dépendent du projet personnalisé. Le groupe de personnes espérera peut être acquérir plus de savoir faire ou de connaissance sur un sujet ; peut-être voudra-t-il devenir un interlocuteur entendu par les élus, le directeur de l’école de leurs enfants ou l’administration locale... ou pour reprendre un exemple cité par Alec Coles à propos du travail mené par son musée avec un groupe de réfugiés politiques, le groupe souhaitera éventuellement se rendre dans les collèges pour expliquer sa situation grâce à une vidéo réalisée avec le musée [44]. Ce référentiel d’évaluation se définit en même temps que s’élabore le projet.
Avec la figure de la dignité culturelle, l’enjeu public instaure entre les deux parties (les médiateurs et le groupe de personnes) un engagement solide de réciprocité, qui prend concrètement la forme d’un document d’évaluation préalable où chacun décrit ses espoirs, objectifs et ressources apportés au projet co-construit ; un document qui vaut protocole d’éthique culturelle entre l’institution et les personnes. C’est cet engagement sur une éthique du Vivre ensemble qui donne sa légitimité d’intérêt général à la médiation culturelle et qui l’institue au centre de la société de liberté.
L’évaluation, conçue ainsi, mobilise la personne dans son rapport aux autres dignités culturelles mais laisse évidemment tranquille l’individu dans sa sphère d’intimité ; la politique culturelle ne prétend plus s’immiscer dans l’univers si convoité de « l’épanouissement ». Par contre, elle sollicite, dès la définition du projet de médiation, la participation de la personne à l’explicitation des enjeux et des conséquences du projet vis-à-vis des autres. Au nom de l’universalité de la reconnaissance des dignités, elle cherche à apprécier les changements de rôles et places des personnes pour mieux nourrir les débats de sens et de valeur au sein du Vivre ensemble.
Elle met ainsi l’enjeu culturel au cœur de la démocratie et non à la périphérie des temps de consommation de produits artistiques. L’enjeu de l’émancipation remplace alors la mystification de « l’épanouissement » ou de « l’appropriation » des œuvres.
Terminé l’échec congénital du travail de médiation culturelle. Au-delà des différences de pratiques des médiateurs, mais a-t-on déjà vu des acteurs culturels faire tous la même chose de la même manière !), l’unité de la médiation culturelle peut alors être définie. Elle n’est plus un mirage qu’il faudrait s’interdire d’énoncer compte tenu des différences observées dans l’action. Le médiateur culturel sait maintenant le rôle nécessaire qu’il doit jouer dans la démocratie : il est acteur de la reconnaissance des personnes et fournisseur d’outils d’interconnexions entre les dignités culturelles... en tout cas, si la société de liberté devait respecter sa signature en matière de droits culturels des personnes.
Le combat pour la valeur d’intérêt général de la médiation culturelle est donc politique. Il n’est pas dans le bricolage des pratiques sur un terrain déjà bien bousculé par la recherche systématique de nouveaux publics, plus exactement de nouveaux consommateurs passant une journée de plus à l’hôtel à la suite de leur visite de l’exposition de grande qualité internationale qui rend notre territoire plus puissant que celui d’à côté. Même si l’on peut préférer la guerre des arts à la guerre des chars, il serait triste que les sociétés de liberté s’enlisent dans les stratégies d’attractivité culturelle qui finissent par devenir des luttes territoriales de tous contre tous. Au contraire, la première exigence d’une société de liberté devrait être de confirmer la mission éthique du médiateur culturel comme bâtisseur infatigable du Vivre-ensemble et des interconnexions des dignités culturelles des citoyens.
Je ne suis pas certain que cette conclusion enthousiasme vraiment la profession constituée. En tout cas, elle me semble donner un sens universel à l’engagement 19 de l’agenda 21 de la culture : « Mettre en place des instruments adaptés pour garantir la participation démocratique des citoyens à l’élaboration, à l’exercice et à l’évaluation des politiques culturelles publiques ». Elle est surtout une manière de confirmer la dimension universelle de « la charte déontologique de la médiation culturelle » [45] du moins dans son principe 4 : « la reconnaissance de la compétence culturelle de toutes les personnes dans leur diversité constitue le point de départ de tout acte de médiation ». J’ajouterai : de toute politique culturelle publique.