L’inévitable échec de la médiation culturelle confrontée à l’intimité du sensible, par Jean Michel Lucas


A nouveau un texte de JM Lucas, issu du site raison publique, où il nous explique en quoi la conception actuelle de la médiation culturelle est vouée à l'échec, tant qu'elle entretient la perspective de faire s'approprier par le public les œuvres sélectionnées par les professionnels. Il nous présente alors comment replacer les enjeux d'une politique culturelle en s'appuyant sur les principes de la "déclaration universelle de la diversité culturelle de l'Unesco en 2001", avant d'envisager une nouvelle manière d'effectuer la médiation culturelle. Comme souvent quand JML s'exprime sur la culture, mettez-vous au calme et concentrez-vous bien pour saisir les subtilités qui bouleversent nos conceptions déjà bien ancrées en tant qu'acteurs dans le secteur culturel...

Bonne lecture

Exercice imposé pour les uns ou sacerdoce évangélisateur pour les autres, la médiation culturelle fait partie de l’arsenal de la démocratisation de la culture. Elle est devenue inévitable dès le moment où les politiques culturelles de l’État et des collectivités se sont concentrées sur des institutions présentant au public des « œuvres de qualité ». Les choix culturels des professionnels compétents ont alors dessiné une offre culturelle puculturelle confrontée à l’intimité du sensibleblique qui, par définition, ne pouvait coïncider avec les demandes culturelles du commun des consommateurs. C’est même totalement la raison d’être des politiques institutionnelles « d’accès à la culture pour tous » que de viser « l’enrichissement » des publics, c’est-à-dire de gérer, grâce aux médiateurs culturels, l’écart entre « l’offre culturelle de qualité » et les attentes des consommateurs. Comme l’énonce Jean-Marie Lafortune : « le public manque, le goût manque, les médiateurs agissent » [1].
Pour autant, cette « bonne raison » de l’enrichissement culturel du peuple tout entier conduit-elle au résultat escompté ? Les médiateurs culturels ont-ils rempli leur mission salvatrice ?
La réponse empirique est empreinte de doutes : d’un coté, de nombreux individus peuvent témoigner que les médiateurs des musées, des salles d’art contemporain, des châteaux historiques leur ont apporté l’épanouissement espéré : « sans eux, je n’aurai jamais ouvert les yeux sur l’art car chez moi, on ne m’avait jamais éduqué à regarder les œuvres ». De l’autre, les bienfaits attendus se transforment en rejet ou pire en indifférence : « ce n’est pas de l’art ! » ou « ce n’est pas pour moi » et, « de toute façon, je n’ai pas le temps d’aller au musée ». Certes ce constat est âprement discuté à coup de statistiques. On apprend ainsi dans le Figaro que :
« la plupart des événements culturels sont aujourd’hui pris d’assaut. En 2008, plus de 52 millions de personnes se sont rendues au moins une fois dans un musée. Selon la Direction des Musées de France, les visiteurs se « recrutent » majoritairement parmi les diplômés à haut revenu. Mais près d’un quart des Français gagnant moins de 900 euros par mois se rendent également au moins une fois par an dans une exposition. « Cela montre que la politique de démocratisation porte ses fruits », explique-t-on à la DMF. » [2]
Mais, à tout prendre, ce langage de guerre où l’on « recrute » et « prend d’assaut » nous donne des chiffres porteurs de doutes sérieux : les hauts revenus vont certes au musée mais pas tous ! Loin de là, puisque 41 % des cadres supérieurs affirment n’avoir jamais mis les pieds dans un musée durant l’année 2008 [3] ! De plus, 75 % des revenus faibles n’ont pas fait l’effort – ou n’ont pas eu le plaisir – d’entrer une seule fois dans un musée durant l’année ! Les médiateurs culturels conçus comme les armes fatales de la lutte farouche contre les inégalités culturelles sont bien en peine. Après tant d’années d’espoir, ils se réveillent petits soldats au sabre de bois comptant les braves consommateurs pour essayer de prouver qu’ils ont rempli leur mission sociale de bons pasteurs d’œuvres de qualité et de propos cultivés. Même le ministre Mitterrand constate le malaise d’une République imprégnée de l’illusion de l’homogénéisation culturelle autour du meilleur de l’art ; dans l’éditorial de la revue du ministère de la culture et de la communication de janvier 2010, il nous dit : « après l’idéal de la “culture pour tous” qui n’a parfois été que celle de la “culture pour quelques uns”… ». Constat en forme d’aveu.
On ne peut alors s’étonner que le colloque « Quels territoires pour les acteurs de la médiation culturelle » organisé à Lyon, le 1er décembre 2009, par l’association « médiation culturelle » ait mis à l’honneur le thème de « L’éloge de l’échec » en s’interrogeant sur la manière dont on pourrait s’y prendre pour savoir si, oui ou non, le travail missionnaire des médiateurs a été bien accompli. À dire vrai, la pertinence de la question résulte des insuffisances paradoxales du quantitatif : plus les chiffres sur les fréquentations des établissements culturels sont nombreux, plus l’évaluation entendre le doute. Le chiffre ne parle pas par lui même. Il ne dit rien d’objectif. Il ne permet pas de trancher ; au mieux, fait-il plaisir aux convictions des convaincus et nourrit-il la verve polémique des opposants. C’est dire si le chiffre exige d’abord qu’on lui rappelle le sens et les valeurs dont on voudrait le parer. Il est donc préférable d’être prudent et de renoncer aux statistiques de fréquentation culturelle dont le sens se réduit au parfum (étrange pour la politique publique) de la consommation culturelle !
Essayons plutôt de déterminer les enjeux d’une « bonne » évaluation de la médiation culturelle. Répondons à la question posée par la table ronde : « sur quels critères peut-on s’appuyer pour savoir si un projet de médiation culturelle est un échec ou une réussite ? ». Pour respecter les organisateurs et leur volonté de poser la question de l’évaluation en ces termes pragmatiques, le mieux est de donner une réponse qui paraît l’être tout autant : pour s’assurer de la « réussite » ou de l’échec du projet, il suffit de s’appuyer sur les critères établis par « l’instance d’évaluation » de la politique de médiation culturelle.
À première lecture, cette réponse pragmatique paraît fort tautologique ; elle contient pourtant une critique déterminée de l’énoncé. En effet, aucun critère ne peut évaluer, c’est à dire au sens littéral ne peut attribuer une valeur « bonne » ou « mauvaise » à la politique publique de médiation culturelle, si nul ne sait d’où ce « critère » provient. Or, dans une société démocratique, le « critère » ne peut avoir de légitimité si l’instance d’évaluation est inexistante, inconnue ou arbitrairement désignée. Il faut en effet rappeler que « l’évaluation vise à produire des connaissances sur les actions publiques (…) dans le but de permettre aux citoyens d’en apprécier la valeur », pour reprendre ici le préambule de la Charte de l’évaluation de la SFE [4]. On ne peut donc passer à l’étape du « critère » sans avoir auparavant cerné les valeurs en jeu pour les citoyens. Nous voilà passés du « critère », outil technique qui ne peut concourir qu’à des opérations d’audit, de surveillance, de contrôle ou de vérification des projets par le pouvoir en place, à l’enjeu démocratique de l’évaluation.
En d’autres termes, l’obsession du « critère » qui prospère dans le milieu culturel récemment emporté par la tempête évaluative, est parvenue, ici comme ailleurs, à masquer la seule question qui importe pour une évaluation des « échecs » et des « réussites » : quelles valeurs la démocratie entend-elle accorder à la médiation culturelle et à qui confie-t-elle le soin d’en apprécier la portée ? Abandonnons donc pour le moment les « critères » et intéressons-nous d’abord aux valeurs d’intérêt général de la médiation culturelle dans une société de liberté.

I - LES VALEURS DE LA DEMOCRATISATION DE LA CULTURE ET L’ECHEC INEVITABLE DE LA MEDIATION CULTURELLE

Posée en terme de valeur, la réponse à la question de la réussite ou de l’échec ne souffre pas d’hésitation, même si elle est difficile à admettre par la profession. Pour les politiques de médiation culturelle héritées de ce que l’on appelle la démocratisation de la culture, la réponse est sans appel : les programmes de médiation culturelle sont nécessairement voués à l’échec. Pour s’en convaincre, il suffit simplement de rappeler l’écart entre les pratiques de médiation et la valeur d’intérêt général qui leur est attribuée dans l’État de droit.

A - CULTURE COMMUNE ET EXIGENCE DE NEUTRALITE

Je n’étonnerai personne en disant que la valeur d’intérêt général de la médiation est de permettre une meilleure accessibilité du public à la culture. Jusque là, la difficulté n’est guère apparente sauf si l’on se rappelle que cette fameuse culture à laquelle il convient de faire accéder le plus grand nombre de nos concitoyens possède un statut explicite dans la politique publique : il s’agit d’une culture de « bonne » qualité, attachée à des productions d’artistes qui, par leur talent, nous montrent le chemin à suivre pour faire grandir notre âme et notre esprit, pour nous éclairer, dit-on souvent. À quoi bon accorder en effet des moyens publics à une politique culturelle qui sélectionnerait des formes « médiocres » de l’imagination humaine ? Cette nécessité de la sélection des œuvres de qualité est un impératif pour que la société dispose de « bonnes » références imaginaires pour la guider dans la voie du progrès. L’enjeu est collectif : si le patrimoine et la création de qualité sont soutenus, c’est parce la société doit forger une culture commune idéale, grâce à l’action publique et notamment celle des créateurs et des médiateurs [5]. Cette légitimité n’est pas de circonstance. Elle est « universelle » pour la République, car sans construction de « notre » culture commune, pas d’avancée civilisatrice.
Malraux avait donné de la hauteur à cette idée de « culture commune ». On se rappelle qu’il n’avait pas enfermé l’action de son ministère dans les frontières de la communauté nationale française. L’horizon de la culture de référence était plus vaste puisqu’il concernait la sélection des « œuvres capitales » pour l’ensemble de « l’Humanité » [6].
Aujourd’hui, les décideurs publics à la tête de collectivités territoriales sont moins ambitieux dans leur visée civilisatrice mais la politique culturelle demeure néanmoins légitimée par la nécessité de « faire référence » pour les membres du territoire. Récemment, le maire de Bordeaux justifiait Evento, la biennale d’art contemporain, en affirmant que l’évènement devait être « approprié » par les Bordelais [7]. Mais les Nantais de « l’Estuaire », pour rester dans l’art contemporain, ne sont pas moins déterminés, puisque, nous dit-on : « le parcours Estuaire 2009, c’est aussi un ensemble d’initiatives dans les domaines culturel, artistique, sportif ou environnemental que nous avons choisi de soutenir pour leur exigence, leur qualité et leur originalité. Le plus souvent issues du riche tissu associatif, elles nous accompagnent dans notre objectif principal : celui de la découverte et de l’appropriation du territoire par chacun » [8].
Voilà donc le territoire consacré espace de « culture commune » approprié par tous (et même par chacun) grâce à la sélection d’initiatives reconnues pour leur « qualité », leur « exigence », leur « originalité ».
À ce stade du raisonnement, la valeur de réussite semble acquise pour le métier de médiateur culturel car la fonction de médiateur est « bonne » et « belle » pour l’intérêt général : « bonne », car elle contribue au bien commun en transformant des œuvres singulières en références communes pour le public ; « belle », car, au-delà de faire connaître les œuvres, il s’agit de les faire apprécier, mieux encore de les faire « approprier » par le public. « Nous sommes ici pour enseigner à aimer » nous rappelait Malraux à Amiens en 1966.
Malheureusement, si l’appropriation des œuvres est la valeur publique accordée à la politique de médiation culturelle, elle ne peut jamais aboutir à une réussite. Pour s’en apercevoir sans détour, je prends appui sur les propos étonnants par leur naïveté du ministre de la culture Mitterrand. Pour l’anniversaire du cinquantenaire de la création du ministère de la culture, il a déclaré en évoquant les différentes facettes de l’action de son ministère : « toutes ces articulations ont une visée précise que je trouve idéalement résumée dans une maxime très fine d’un grand ancien trop oublié, Michel Guy, qui souhaitait “Non une culture pour tous, mais une culture pour chacun”. “Pour chacun” et non “pour tous”, la différence est de taille. “Pour chacun” en particulier : car la culture, je le dis souvent, est du domaine de l’intime » [9]. Gardons en mémoire cette référence à « l’intime » qu’il faut la prendre au sérieux, d’autant que le ministre ajoute aussitôt : « “Pour chacun” : car la culture, même lorsqu’elle est diffusée, est une chose trop délicate pour être “une et indivisible”, elle est toujours reçue d’une manière différente, transformée, même imperceptiblement, aussitôt qu’elle est accueillie… ». Pour les besoins du raisonnement, je reprendrai aussi deux autres formules : « Et le rôle du ministère n’est autre que de permettre l’accès de “chacun” à tout ce qui pourra constituer son “musée imaginaire” ». On retiendra ici la marque du possessif « son » musée imaginaire et l’on observera dans la phrase suivante l’enjeu du désir d’art : « Créer le désir d’art et de culture représente un travail beaucoup plus long, qui exige que les collectivités publiques puissent créer des opportunités, accompagner chacun pour prendre le chemin qui sera le sien pour s’approprier les œuvres, s’ouvrir à la pensée des artistes et aux beautés et richesses des patrimoines ».
Chacun son chemin, nous dit le ministre en insistant, toujours et encore, « l’appropriation » personnalisée des œuvres sélectionnées.
Peut-être que les médiateurs présents dans la salle se réjouissent de cette affirmation. Peut-être estiment-ils que leur travail doit viser l’intime de chacun dans ses rapports aux œuvres et que « la médiation culturelle comme action consiste à permettre à un public d’accéder à la dimension spécifiquement esthétique d’une œuvre d’art » [10]. Ils me diront, sans doute, que c’est bien là le cœur de leur métier.
Or, c’est dans cette noble perspective que surgit l’échec.
Le ministre, ou au moins ses collaborateurs expérimentés, auraient dû se rendre compte de l’incongruité d’une politique culturelle ayant pour finalité « chacun », dans son intimité, alors que nous sommes dans une République qui fonde sa légitimité sur le principe politique de la neutralité de l’État vis-à-vis des citoyens. Le principe de neutralité signifie que les identités de chacun sont confinées dans l’espace privé et ne regardent pas la politique publique, sauf exceptions spécifiées par la loi. Toute forme de reconnaissance publique des identités culturelles des individus comme de leurs groupes est exclue. Avec le principe de neutralité, chacun sait que l’État « n’a affaire qu’à des individus-citoyens (dont la citoyenneté est constituée par l’abstraction méthodique de leurs identités distinctes) » [11].
Au fond, en affirmant que la politique culturelle publique a pour finalité « l’appropriation » des œuvres (sélectionnées par la politique publique) par « chacun » dans son intimité, le ministre et les décideurs publics qui n’y voient pas malice font preuve d’une grande incohérence. Ils creusent la tombe de la politique culturelle qu’ils voudraient défendre. Pour prendre la mesure de ces conséquences malheureuses sur l’activité des médiateurs culturels, analysons de plus près les différentes places de « chacun » des individus dans la politique publique de la culture.

B- LES PUBLICS A L’EPREUVE DE LA NEUTRALITE

Prenons par exemple pour point de départ la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant [12], voulue par madame la ministre Trautmann, qui est depuis 1998 une référence légitime. On peut y distinguer quatre catégories de « chacun » :

1. La première catégorie correspond au « public le plus fidèle » des institutions culturelles subventionnées pour leur mission d’intérêt général. Ces individus assistent volontairement aux spectacles proposés et ils attendent que la politique culturelle, avec ses créateurs et ses médiateurs, leur offre les valeurs artistiques de référence. On pourrait dire aussi qu’ils espèrent la fusion avec l’œuvre et qu’ils sont en attente de « cérémonies communautaires » tel que se présente par exemple « le théâtre comme une forme de la constitution esthétique – de la constitution sensible, de la collectivité », pour reprendre l’expression de Jacques Rancière [13].
Puisque ce public est très « fidèle », on admettra que chacun d’entre eux « s’approprie » ces œuvres de qualité ; chacun s’épanouit par cette relation régulière avec l’art sélectionné au titre de la culture commune idéale, (pour le territoire, la nation ou, peut être, l’Humanité). En un mot, cette situation, la plus favorable au médiateur culturel, est celle de « l’épanouissement par la culture » finalité qui apparaît quasiment dans tous les discours d’élus. (On la repère même dans le texte de l’agenda 21 de la culture !)
Succès avéré, me direz vous, réussite parfaite du travail de médiation pour ces « fidèles » dont les pratiques culturelles sont en fusion avec la valeur des œuvres sélectionnées par la politique culturelle. Mission accomplie ! Les médiateurs en ont la conviction, eux qui sur le terrain font un travail formidable ! En pratique sans doute, la conviction de la réussite est visible dans « les applaudissements nourris » du public, « les yeux qui brillent des spectateurs », « l’émotion qui était patente à l’issue de l’atelier », etc. On entend même « les gens ont été pris dans un tourbillon et ils en ressortent heureux » [14].
Mais, en légitimité républicaine, conviction n’est pas évaluation. Une telle équivalence est même inacceptable, car, pour la valider, il faudrait que le médiateur puisse garantir qu’il y a « appropriation des œuvres » ou « épanouissement personnel » pour chacun des individus fidèles. Or, il n’a aucune légitimité pour opérer cette évaluation. S’il était tenté de le faire, il abuserait de son pouvoir car la République ne lui donnera jamais (heureusement d’ailleurs) les moyens d’explorer les émotions, les sentiments, les désirs, les rêves et les cauchemars de chacun de ceux auxquels il s’adresse. N’en déplaise aux psychologues et sociologues de la réception des œuvres [15], aucun élément ne peut être mobilisé légitimement pour apprécier l’impact des oeuvres sélectionnées sur l’intimité de l’univers sensible de chacun. Le médiateur, pas plus que ses alliés scientifiques, ne peut dire la vérité des imaginaires des individus, chacun avec la singularité de son bonheur, de ses plaisirs, de ses larmes, de son ennui ; chacun avec son univers mental propre qui ne lui révèle même pas totalement ses secrets. La politique publique dans une société de liberté ne pourra jamais savoir si « l’épanouissement » est réel ou illusoire, si « l’appropriation » est « réalité » ou « mensonge », si les « gens qui gambadent dans la ville sont heureux » [16]. Que vient donc faire la politique culturelle dans ce monde du sensible protégé par les principes de neutralité et de liberté des individus autonomes ? Quelle absurdité et quel danger pour la liberté que de voir l’autorité publique se donner comme objectif de faire atteindre aux individus « l’épanouissement » ou « l’appropriation » des œuvres sélectionnées par la sphère publique [17]. On doit le dire nettement : quand la politique culturelle se pique de concerner « l’intime », elle risque fort de se brûler les doigts, du moins dans une démocratie soucieuse de respecter les libertés fondamentales.

2. La seconde catégorie de « chacun » est celle du public dont on ne saurait dire qu’il fait partie du « public le plus fidèle ». Ici, « chacun » se déplace de temps en temps vers les œuvres sélectionnées, il les croise, les rencontre, s’y confronte mais il n’est pas pour autant « épanoui » à leur contact, sinon il aurait modifié sa vie ordinaire et rentrerait dans la catégorie précédente du « public le plus fidèle ». On dira donc que ces « chacun »-là fréquentent les œuvres et s’en trouvent seulement « satisfaits ».
L’évaluation de la réussite de cette rencontre s’apprécie alors par le degré de satisfaction de chaque fréquentant. Pour les médiateurs, la procédure d’évaluation paraît simple : demandons aux « gens » ce qu’ils pensent de leur passage devant l’œuvre sélectionnée. Ont-ils été satisfaits ? [18] En fonction des réponses, on saura si l’offre et sa médiation ont été réussies.
Pour pointer la contradiction entre la politique de la culture commune et cette approche par la satisfaction, je donnerai une illustration pratique particulièrement éclairante.
Dans son projet annuel de performances [19], le ministère de la culture rappelle l’importance du financement public de la Bibliothèque Nationale de France (517 000 euros par jour). Vous admettrez sans doute comme moi que ce financement lourd est légitimé par la contribution majeure de la BNF à la culture commune de l’Humanité. Voilà une belle valeur de référence pour justifier la dépense publique. Pourtant ce n’est pas cette valeur qui est officiellement appréciée. Le ministère se contente d’évaluer les bienfaits de la BNF à la collectivité par le calcul d’un taux de satisfaction établi à partir « d’une enquête réalisée par un cabinet spécialisé auprès d’un échantillon 1500 lecteurs et visiteurs interrogés à leur sortie de la BNF ». Le taux de satisfaction correspond au pourcentage des personnes ayant répondu « tout à fait satisfaisant » et « assez satisfaisant » à la question : « êtes vous tout à fait, assez, peu ou pas satisfait de la BNF »… Ainsi la valeur publique d’un lieu où l’on peut disposer d’œuvres capitales de l’Humanité est appréciée à l’aune de la satisfaction de quelques individus qui passaient là pour le visiter ! Que l’un soit satisfait pour avoir découvert le manuscrit rare qui en fera un chercheur renommé et que l’autre soit satisfait par l’ombre rafraîchissante du jardin intérieur, l’enquête de satisfaction n’en a cure. Pour elle, toutes les attentes des consommateurs de la BNF se valent. Malaise : la valeur commune de protection des œuvres de l’humanité est noyée dans l’ordinaire des satisfactions personnelles des clients. On comprend qu’avec son indicateur de satisfaction, la politique culturelle singe les méthodes du marketing des grandes entreprises pour lesquelles la réponse aux besoins des consommateurs est un impératif de survie économique.
En suivant cette pente évaluative de la satisfaction des usagers, la politique culturelle perd pied : en prenant comme référentiel de l’évaluation des ressentis d’individus séparés, elle oublie qu’elle était là pour faire accéder les dits individus aux valeurs de la culture commune [20]. Abandon de poste, devrait-on dire : avec la satisfaction, la mission salvatrice de la politique culturelle se transforme en service de livraison des épiceries culturelles soucieuses de bien répondre aux attentes des acheteurs.
À cet égard, on peut comprendre que de nombreux décideurs culturels publics évitent d’entrer dans le jeu dangereux consistant à se caler sur la satisfaction des publics. On entend d’ici les invectives d’une telle tendance « populiste » et « démagogique ». C’est ainsi que le service d’évaluation de la politique culturelle de la ville de Rennes refuse toute enquête de satisfaction des publics des institutions subventionnées. Mais cette position de refus d’évaluer est aussi une mauvaise solution : elle consacre l’idée que la politique culturelle est inévaluable et qu’il n’est aucunement possible d’apprécier la réussite de l’action culturelle publique. La politique culturelle et ses médiateurs se retrouvent dès lors orphelins de toute possibilité de faire apprécier la valeur de leurs pratiques dans la sphère publique. La conséquence est paradoxale et chacun la connaît : l’impossibilité d’évaluer le sensible de « chacun » fait glisser l’évaluation vers le seul « quantitatif ». Les indicateurs chiffrés refont surface. Le festival a attiré 40 000 spectateurs : quel succès ! L’Estuaire nantais annonce 723 000 visiteurs, soit 37 % d’augmentation par rapport à l’édition précédente : quelle réussite ! Sauf que l’enjeu politique de donner du sens à la « culture commune » s’apprécie alors par l’arithmétique de 723 000 anonymes. Et le ministre fait, évidemment, de même, pour ses journées du patrimoine. Dans ces conditions, évaluer consiste uniquement à réduire l’excellence artistique à un tableau Excel. Le médiateur culturel, pourtant prêt à témoigner qu’il a transmis le désir de l’art, n’est plus qu’un communicant qui prouve son utilité par le nombre des entrants. Il est ici trahi dans ses valeurs propres et se trouve transformé en poinçonneur des Lilas comptant les tickets, pour reprendre une référence aux temps anciens.
Bien sûr, si au lieu de vouloir forger la « culture commune » pour atteindre la « vie bonne », la politique publique s’était donné comme unique finalité « l’utilité » économique et sociale de l’action culturelle, tout serait plus simple. Il serait juste de dire que le médiateur a réussi lorsque, à l’égal de Bilbao, les hôtels sont pleins. La question de la valeur culturelle ne se poserait pas. Mais il s’agit alors d’une politique touristique mobilisant les ressources proposées par les acteurs culturels et non d’une politique culturelle ayant une légitimité spécifique d’intérêt général. La preuve par l’expérience vécue : à l’entrée d’un des lieux d’exposition de l’Estuaire 2009, une jeune fille avance aimablement et se présente au visiteur. « Je suis médiatrice culturelle ; si vous avez besoin de moi pour des explications au cours de votre visite, je suis à votre disposition. Nous avons aussi une boutique avec les produits dérivés de “l’Estuaire 2009” ». Avec la finalité de l’attractivité touristique du territoire, le médiateur culturel fait office d’hôtesse d’accueil, tout comme l’hôtesse du « Carrefour market », situé à quelques encablures. Il est là pour satisfaire la clientèle et, le soir, on compte le chiffre d’affaire des produits dérivés. Le « trompe l’œil » du « quantitatif » efface l’enjeu politique de la construction de la « culture commune » dans la démocratie. Et, si la fréquentation est « satisfaisante », c’est uniquement au regard d’autres finalités d’intérêt général que la finalité culturelle.
Dans ces deux précédents cas, la déception de la médiation est annoncée alors même que le public est pourtant attentif à l’œuvre sélectionnée. Que dire maintenant du public qui ne l’est pas du tout !

3. Dans la Charte Trautmann, il est ainsi question d’une autre catégorie de population dont le rapport à la politique publique de la culture mérite attention : ces « gens » ne s’intéressent pas aux œuvres de qualité de la « culture commune ». Le texte les décrit comme « cette partie largement majoritaire de la population qui n’a pas pour habitude la fréquentation volontaire des œuvres d’art ». En 1968, cette population s’appelait le « non public », « cette immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès, ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel » [21]. Aujourd’hui, dans le projet annuel de performances 2010 du ministère de la culture, la politique culturelle reconnaît aussi qu’il existe « des territoires où la population est pour des raisons géographiques, culturelles et sociales, éloignée de l’offre culturelle ».
Ainsi, en reprenant l’analyse faite au Québec par Jean-Marie Lafortune « absents du schéma de la politique culturelle, les non publics recouvrent les catégories de populations réticentes à l’offre culturelle sans pour autant exprimer de demandes particulières ».
Que faire de cette multitude réfractaire à la culture de référence ? La réponse est connue depuis l’époque du ministre Duhamel : il faut résolument agir. La légitimité du médiateur culturel est acquise pour briser la distance qui sépare ces populations de la culture commune. Le médiateur trouve sa raison d’être professionnelle (et peut-être même plus) dans cette fonction de « passeur de culture ». Pour ma part, je préfère dire que le médiateur culturel se pose plutôt en « pasteur » puisqu’il porte en lui la mission d’intérêt général de faire partager les « bonnes » valeurs artistiques de référence à ceux qui les ignorent. C’est la croisade du « développement culturel », de la « conquête de nouveaux publics » ou, pour continuer dans le simplisme ministériel actuel, de la « culture sociale » [22] (comme s’il existait de cultures qui ne soient pas « sociales » !).
Décomposons cette catégorie en deux groupes :
a) le premier concerne les individus qui se laissent approcher par le médiateur culturel grâce aux stratégies dites « partenariales » menées avec d’autres politiques publiques. On songe aux actions culturelles en univers carcéral, en milieu rural, dans les quartiers de la politique de la ville... Grâce au médiateur, ces personnes découvrent et fréquentent des œuvres dont elles n’auraient jamais soupçonné l’existence auparavant. Le coté positif est que « chacun » d’entre eux glisse de la catégorie des « non publics » vers l’une des deux catégories précédentes : le danseur de hip hop devient passionné de l’art chorégraphique « exigeant » (surtout ne pas oublier l’exigence), d’autres se mêlent au public satisfait occasionnellement par la fréquentation des œuvres. Mais à l’arrivée, ces aspects jugés positifs ne peuvent pas mieux se lire que dans les deux catégories précédentes. Il y a bien pour ces individus qui ont profité de la médiation culturelle « quelque chose » qui a changé dans leur imaginaire intime mais, comme on l’a dit plus haut, le principe de neutralité empêche de pénétrer dans leur vie privée et interdit d’appréhender les bienfaits de ces formes habituelles de médiation culturelle.
Ce constat d’une réussite qui ne peut être révélée est si amer que l’on ne peut y croire : l’impasse est certes manifeste mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il faudra bien la lever d’une façon ou d’une autre pour ne pas désespérer de l’action culturelle publique.

b) Pour y parvenir, il faut, à mon sens, s’intéresser surtout au dernier cas possible : ces personnes qui, malgré tous les efforts et prodiges des médiateurs culturels sont, demeurent et restent encore et toujours indifférentes, (même pas hostiles) aux valeurs des œuvres. Avec cette catégorie, le médiateur échoue totalement puisque le désir d’art est inexistant : aucune porte de l’intime ne s’est ouverte et la beauté des œuvres sélectionnées ne fait pas partie du « musée imaginaire » de chacun. Comme on l’a bien compris en lisant la charte Trautmann, et pour pimenter l’argument, il s’agit quand même de la « partie largement majoritaire de la population », c’est-à-dire de la majorité des citoyens.
Face à cette situation si courante, une première perspective est concevable : ne rien changer aux principes. Réaffirmer la logique politique qui veut que la « bonne » culture de référence est et doit rester du coté des œuvres et que ceux qui n’atteignent pas au « désir d’art » sont des exclus, victimes d’une société inégalitaire (et capitaliste de surcroît). D’ailleurs, les raisons de ces inégalités sont largement explicitées depuis longtemps et connues des lecteurs d’Adorno, de Bourdieu ou de Stiegler. Elles sont de toute façon suffisantes pour lancer de nouveaux médiateurs à l’assaut de ces forteresses d’imaginaires si difficiles à conquérir.
Il ne manque d’ailleurs pas d’acteurs culturels, souvent sortis des « friches artistiques », pour relayer cette politique des œuvres à faire partager par les exclus. On les voit attentifs à la « population », bricolant des dispositifs innovants de médiation auprès des « habitants » et s’employant à continuer à croire que leurs œuvres vont éveiller la conscience et les désirs d’art de ces victimes culturelles [23].
Mais ces sympathiques bricolages ne vont que conforter une politique culturelle dont le principe fondateur s’avère discriminatoire. Pour saisir le moment de bascule où la « lutte contre les inégalités culturelles » devient plutôt « politique discriminatoire », il suffit de s’intéresser non plus à la population des exclus mais au statut de chacune des personnes.
Pour la politique culturelle, ces personnes qui ne fréquentent pas la culture sélectionnée ont une fausse conscience d’elles-mêmes. Manipulées sans doute par les forces oppressantes de la culture de masses, elles ne peuvent pas participer à l’idéal d’authenticité auquel la société moderne les convie. Elles ne peuvent être que des personnes culturellement « handicapées ». C’est d’ailleurs ce que nous apprend Olivier Donnat dans la synthèse de la dernière enquête sur les pratiques culturelles des français. L’excellent travail statistique permet d’observer qu’il existe des Français qui « cumulent tous les handicaps en matière d’accès à la culture » puisque « 1/4 des interviewés n’ont fréquenté dans l’année aucun équipement culturel » et « que la plupart d’entre eux manifestent très peu d’intérêt pour la culture, en général ». Cette désignation des exclus de la culture est tellement ancrée dans le milieu de la politique culturelle que cette formulation en terme de « handicap » culturel de près de 25 % des citoyens de la nation n’a choqué aucune force politique. Elle revient à nier la liberté de ces citoyens de construire leur « musée imaginaire » sur d’autres bases que celle des œuvres sélectionnées par la politique publique. Car, enfin : voici des citoyens à part entière qui sont dotés d’une parcelle de souveraineté dans l’ordre politique mais dont on refuse dans l’ordre culturel la moindre possibilité de contribuer à la culture commune. 25 % de citoyens invisibles pour la culture de référence ; invisibles au sens d’Axel Honnett, c’est-à-dire méprisés, non reconnus, non fondés à bénéficier d’un soutien public pour leur propre culture.
De plus, dans la Charte Trautmann, la politique culturelle conditionne son soutien à ces personnes au changement de leur imaginaire intime. En effet, la mission dévolue aux institutions subventionnées consiste à agir, « par tous les modes d’action susceptibles de modifier les comportements dans cette partie largement majoritaire de la population qui n’a pas pour habitude la fréquentation volontaire des œuvres d’art ». Pour la démocratie, il y a quelque chose de terrible dans cette mission que l’État souverain confie au médiateur. La finalité d’État est donc d’amener les personnes – qui ont pourtant un droit absolu à la liberté de pensée et de conscience [24] – à renoncer à leur identité culturelle dès lors qu’elle n’est pas conforme aux choix opérés par les professionnels missionnés.
Ces observations ne sont pas uniquement à portée théorique, abstraite. Elles ont quotidiennement des conséquences pratiques dans le refus du ministère de la culture de soutenir les associations culturelles dont les références culturelles ne correspondent pas à celles qui ont été retenues par les professionnels qu’il a missionné [25].
La politique culturelle est alors, en droit comme en fait, discriminatoire à l’égard de la multitude d’initiatives qui construisent le quotidien des relations entre les personnes. Le médiateur culturel, malgré sa générosité épanouissante, a peu de raisons d’être fier de participer à de tels processus d’exclusion.
On peut affirmer maintenant que l’échec de la médiation n’est pas l’échec pratique des médiateurs mais l’échec de la politique culturelle qui les mobilise. Cet échec provient de la gestion incompatible des deux impératifs qui traversent l’action publique en matière de culture : d’un coté, il est inévitable que la politique culturelle ait pour objectif de forger une culture commune ; de l’autre, il est tout aussi inévitable que chaque personne soit libre et autonome dans la construction intime de son musée imaginaire. Avec la démocratisation de la culture, la « culture commune » est définie sous la seule responsabilité de l’autorité publique. La politique publique offre ainsi des produits et services culturels mais seul l’individu, dans sa sphère privée, apprécie à sa façon l’offre proposée, sans égard pour les ambitions publiques de culture commune. On comprend alors que la politique publique s’attaque à plus fort qu’elle : la liberté de l’intime. Dans une société de liberté, le médiateur du service public est neutralisé dans son ambition de faire partager au plus grand nombre les références artistiques communes ; il a inévitablement devant lui le mur des univers inconnaissables du sensible auxquels il doit respect et dignité puisqu’ils sont ceux d’individus libres et autonomes (qui, encore une fois, représentent « la partie majoritaire de la population » comme nous l’a dit la Charte Trautman).
Le médiateur peut se convaincre avec ses collègues des bienfaits qu’il apporte, mais il ne peut prétendre les évaluer en lieu et place des individus. Pour sortir de l’impasse, il ne servirait à rien de renforcer les actions, d’aménager les pratiques, de changer les médiateurs anciens par une nouvelle génération. Tant que la démocratie maintient les mêmes principes d’accès à la culture pour tous, il est peu utile de bricoler de nouvelles actions... Il est plutôt nécessaire de concevoir des principes différents prenant appui sur d’autres valeurs.

II. LA POLITIQUE DE RECONNAISSANCE ET LE ROLE INDISPENSABLE DE LA MEDIATION CULTURELLE

À l’énoncé de nouvelles valeurs « culturelles », le challenge parait bien abstrait. Pourtant, je considère que les principes qui permettraient à la médiation culturelle de sortir de l’impasse sont déjà là ; ils sont à portée de main puisque les pays adhérents à l’Unesco les ont adoptés en ratifiant les conventions internationales sur la diversité culturelle. Je voudrais en conséquence partir de ces principes pour tracer un autre portrait du « médiateur culturel » et inciter les décideurs locaux à suivre cette voie alternative pour la politique culturelle.

A - DES PRINCIPES POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE DE LA RECONNAISSANCE

Le principe de départ est celui de « l’égalité ». On pourrait affiner la portée de ce présupposé égalitaire en le référant à l’analyse pertinente qu’en fait Jacques Rancière, mais, pour notre propos, on peut se contenter de fonder sa légitimité universelle sur l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » [26]. Égalité des dignités des êtres humains qui peut, certes, nous conduire au « citoyen abstrait » que promeut l’approche républicaine que nous venons de quitter [27] mais qui, pour nous, ouvre plutôt une autre perspective pour la politique culturelle.
Prenons le temps de l’explorer : dans les conventions Unesco sur la diversité culturelle, le principe fondateur est que chaque culture apporte sa part, modeste ou grandiose, à la construction de l’Humanité. En conséquence, chaque culture est digne d’être reconnue et les personnes qui les portent doivent être acceptées dans leur dignité et leur liberté d’êtres humains. Article 22 de la Déclaration de 1948 : « Toute personne, en tant que membre de la société (...) est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité ». Le principe énoncé est celui de la « reconnaissance » des identités culturelles de chacun ce que l’on retrouve avec netteté dans l’article 5 de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle [28] de 2001 : « toute personne doit pouvoir s’exprimer, créer, diffuser ses œuvres dans la langue de son choix, et en particulier dans sa langue maternelle ; toute personne a le droit à une éducation et une formation de qualité qui respectent pleinement son identité culturelle ; toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles... ».
Au nom du respect de la « dignité » dû à tout être humain, aucune identité culturelle ne peut, a priori, être rejetée ou ignorée, rendue « invisible » pour les autres. Pour le dire sous une forme régulièrement niée par les tenants de la démocratisation de la culture, aucune personne n’est « sans » culture.
Dès ce stade du raisonnement, un certain malaise s’empare toujours des tenants de la démocratisation de la culture. En effet, ils comprennent immédiatement que le sens donné au mot « culture » n’est pas celui qu’ils apprécient. Effectivement, en partant de la reconnaissance des identités culturelles des personnes, le sens du mot « culture » est bien différent de celui d’une liste « d’œuvres d’art » ou d’un « secteur » culturel composé de produits offerts sur le marché public ou privé. La tentation est alors de refuser cette définition alternative pour maintenir que seuls les acteurs culturels ont la compétence pour dire ce qui fait vraiment « arts » et « culture » dans notre société.
Or, cette conviction est trompeuse car la conception de la « vraie » culture n’est jamais explicitée et encore moins assumée publiquement par les décideurs publics. Leur sport favori, je le sais d’expérience, est au contraire de considérer que la culture est une notion floue qui n’exige pas d’être définie, ni en compréhension et encore moins en extension. Curieuse manière de légitimer une politique publique que de renoncer à en définir l’objet [29]. Chaque personne peut déléguer à d’autres le soin de faire cette sélection des valeurs culturelles pertinentes (on le comprend bien à propos des langues par exemple) mais c’est elle, et elle seule, en toute liberté, autonomie et transparence, qui accepte qu’un « groupe », un « collectif », une « communauté » parle en son nom de son identité culturelle. Par contre, aucune autorité publique, aucun groupe religieux, ethnique, professionnel ne peut imposer ses critères de sélection du « sens » et de la « valeur » culturels aux personnes. De ce point de vue, on ne relira jamais assez la Déclaration de Fribourg qui énonce clairement la nécessité de reconnaître les « droits culturels » [30], qu’il faut comprendre comme les « droits qui autorisent chaque personne, seule en commun, à développer ses capacités d’identification, de communication et de création », comme le rappelle fort bien Patrice Meyer-Bisch [31].
Voilà le nouveau cadre de la politique culturelle, très différent de celui de la démocratisation de la culture, puisque la sélection des valeurs de référence n’est plus déterminée par la politique culturelle. Un frisson parcourt sans doute l’assemblée des partisans de l’accès à la culture pour tous. De quoi, alors, la politique culturelle est-elle faite si elle ne choisit plus les œuvres de référence en lieu et place des individus ? La réponse n’est pourtant pas discutable dans une société de liberté : la mission d’intérêt général de la politique culturelle est maintenant de garantir l’application du principe universel de la reconnaissance des identités culturelles des personnes.

B. DES PRINCIPES UNIVERSELS A LA NECESSITE DE LA MEDIATION CULTURELLE

Comment cette approche de la politique culturelle peut-elle résoudre l’incompatibilité de gestion des deux impératifs de la politique culturelle : forger la culture commune et garantir la liberté des choix culturels ? La réponse est claire et nette : en donnant une place centrale aux médiateurs culturels.
Cette perspective découle directement du principe de l’égalité des dignités culturelles. Les conventions Unesco le répètent à plusieurs reprises : la liberté culturelle est acquise « dans les limites qu’impose le respect des droits de l’homme et les libertés fondamentales ». A priori, chaque identité culturelle est reconnue comme apportant sa contribution au patrimoine commun de l’humanité, mais cette affirmation n’est valide que sous la contrainte forte que la demande de respect pour soi ne conduise pas à des situations d’irrespect envers les autres.
La liberté de la personne ne doit pas affecter les droits des autres êtres humains et, notamment, ne doit pas porter atteinte à la dignité des autres cultures. Aucune pratique culturelle, toute libre qu’elle soit, ne peut s’imposer si elle prend un « sens » négatif pour les autres cultures du genre humain. Dès lors, l’enjeu culturel ne se cantonne pas à la sphère privée : il s’agit à chaque instant de la vie collective de savoir si une identité culturelle pose problème aux autres, si la présence réelle ou fantasmée de l’altérité menace la dignité de certaines identités culturelles. L’espace public de la culture n’est plus le lieu où se présente l’offre (publique ou privée) de produits culturels aux consommateurs individuels, même appelés « publics ». C’est bien plutôt le lieu où le sens et les valeurs des identités culturelles se confrontent, pour s’accepter ou se rejeter. La question politique n’est donc pas celle d’assimiler la « culture commune » sélectionnée par les dispositifs publics, ni de « partager » sa culture avec toutes les autres. Elle est de gérer au mieux ces confrontations d’identités culturelles, donc les dissensus des univers sensibles faits d’inépuisables et incertaines ressources symboliques des personnes. Par conséquent, la démocratie a nécessairement besoin d’organiser les dispositifs publics de confrontation des univers culturels, elle a impérativement besoin des médiateurs culturels pour articuler « liberté privée » et « Vivre-ensemble » de ces dignités culturelles, par définition hétérogènes.
Pour être plus précis, on devrait dire que « chacun » est libre de construire son identité culturelle comme il l’entend ; qu’il peut vivre ses pratiques culturelles dans l’intimité de ses goûts et de ses couleurs, dans l’espace privé du désir du « chacun chez soi ». Toutefois, en contrepartie de cette liberté, il doit veiller à ce que le sens de ses pratiques soient « bien » interprété, donc considéré comme ne portant pas atteinte à la dignité des autres cultures. Dans ce schéma, la pratique culturelle relève de la sphère privée mais le sens de ces pratiques doit se confronter à l’espace public. Pour « Vivre ensemble » dans la société de diversité culturelle, nul n’est obligé d’aimer, ni de partager la passion de son voisin pour le théâtre, la trilogie wagnérienne, la pétanque, les cartes postales ou l’œnologie ; nul n’est contraint de partager les pratiques culturelles des autres. Par contre, il est impératif pour chacun de dire si le sens des pratiques de l’autre lui pose un problème de dignité ou au contraire, s’il les accepte en tant qu’apports positifs à la culture commune de l’Humanité. Aucune mécanique sociale, pas plus le marché libre que les institutions culturelles professionnelles, ne pouvant permettre de trouver la solution miracle à cette permanence des confrontations culturelles sensibles, il devient impératif de faire de la médiation culturelle une nécessité.

C. QUATRE CHANTIERS DE « BONNES PRATIQUES »

On peut tirer beaucoup d’enseignements de cette approche de la politique culturelle fondée sur la reconnaissance des identités culturelles des personnes. Ainsi, le « second rapport mondial sur la diversité culturelle » [32] ne manque pas, à sa façon, de tirer de nombreuses perspectives d’actions en matière d’éducation, de communication, d’économie, de développement durable, de gouvernance. Pour rester dans le thème présent, je me contenterai de pointer quatre chantiers de « bonnes pratiques » qui permettent de célébrer l’absolue nécessité du travail du médiateur… et de le rendre évaluable.
* Chantier 1 : une culture commune issue des interactions culturelles sur des territoires en mouvement.
Contrairement à la démocratisation de la culture, la sphère publique admet ici la confrontation des identités culturelles. La politique culturelle doit gérer la diversité des cultures sous peine de les voir se traduire en différences et bientôt en conflits mettant en péril le collectif. La gestion des confrontations identitaires doit se faire là où les tensions se manifestent dans la pratique : dans les institutions, la rue, le quartier, la ville, la nation, les continents, l’Humanité... À chaque niveau de l’espace public, l’action publique doit veiller à prendre soin des dignités culturelles et à contribuer à ce qu’elles trouvent leur place dans le collectif.
En affirmant cette nécessité, la politique culturelle fait le pari que la reconnaissance des personnes réduit les risques d’enfermement dans une culture communautaire particulière. L’enjeu est de rendre possible les interactions de sens, de valeurs, de pratiques culturelles grâce à des dispositifs qui intègrent la participation des personnes à l’action culturelle publique. Le rapport Bouchard/Taylor [33] donne parfaitement la portée de cette approche « interculturelle » et « participative » : « Se côtoyant dans l’action, tendant vers les mêmes buts, les citoyens de cultures diverses trouvent ainsi l’occasion d’apprivoiser leurs différences non pas comme un problème ou un obstacle, mais comme une ressource. L’horizon commun se construit non pas en dépit mais grâce à la diversité, en tant que capital de valeurs et d’expériences. Ici, les mots clés sont : décloisonnement, rapprochement, partenariat, solidarité » [34].
Dans cet esprit, une « bonne » intégration signifie donner son point de vue, être actif dans les discussions qui préparent, accompagnent et évaluent la décision publique. À ce titre, l’intégration va de pair avec « l’engagement des personnes dans les principales institutions de notre société, plus particulièrement dans la vie civique ». Cette logique de la participation, dont les traductions pratiques sont multiples, nécessite des politiques publiques significatives en matière d’éducation, d’information mais aussi en matière de conditions sociales ou économiques : appeler à la participation dans le droit fil de la reconnaissance de la dignité des personnes ne peut être crédible que si les citoyens ne sont pas marginalisés sur le plan de leurs ressources économiques, de leur emploi, de leur habitat.
L’interculturalisme est alors ce pari, qui va si bien à la démocratie, d’accepter les différences culturelles pour en faire des diversités et permettre d’élaborer une histoire commune résultat des interactions entre toutes les dignités culturelles. Son credo est que les différences culturelles ne doivent pas demeurer masquées, confinées dans la vie privée et éloignées de la vie publique, surtout quand elles prennent une dimension religieuse. « Il est plus sain d’afficher ses différences et d’apprivoiser celles de l’Autre que de les occulter ou de les marginaliser, ce qui peut entraîner une fragmentation propice à la formation de stéréotypes et des fondamentalismes ».
Ainsi se construit la « richesse culturelle » conçue comme « une interaction entre les hommes, les communautés, les choses et leurs milieux, inscrivant et accumulant des acquis, une multitude de connexions entre objets et sujets. Ces connexions constituent au sens propre un capital culturel : un instrument de production et de création ». Alors qu’à l’inverse, « la pauvreté culturelle se reconnaît à la rareté des connexions avec leurs conséquences, les exclusions, les cloisonnements et l’incapacité de tisser des liens et donc de créer », si l’on suit les analyses de Patrice Meyer-Bisch [35].
On comprend alors que la réussite de ce chantier dépend étroitement du travail du médiateur culturel qui n’est plus là pour que les esprits intimes s’approprient la culture pré-sélectionnée ; il est là pour que les interactions culturelles nourrissent « l’espace public » et fassent germer les références communes, tout en participant à la construction des identités des personnes. Le travail de médiation apporte sa contribution non à l’épanouissement des individus dans leur sphère privée, mais plutôt à l’émancipation des personnes comme acteurs de l’espace culturel public. En effet, par la reconnaissance, chacun est en position égale de dire sens et valeurs aux autres et d’interroger les règles communes. « Sous la condition de cette égalité, chacun peut exprimer le désir et requérir la possibilité de discuter de chaque chose avec n’importe quel moyen (…) de mettre en œuvre des actions redessinant le commun » [36]. « C’est cela que signifie le mot émancipation : le brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres du collectifs » [37].
Prise ainsi, comme un mouvement incessant dans la sphère publique des dignités des personnes, la médiation culturelle participe à cette quête impérative, mais toujours inachevée de construire sur chaque territoire la « culture commune » tant il est vrai comme nous le rappelle le rapport Bouchard/ Taylor qu’« il est utile qu’une société réalise un consensus autour d’horizons, d’orientations fondamentales, de repères dont se nourrit l’imaginaire collectif. Ce fondement symbolique contribue à fortifier les identités individuelles et à réduire l’insécurité collective, source d’anomie ».
* Chantier 2 : La nécessité de l’expérimentation artistique.
L’action publique doit combattre toutes les formes de stéréotypes qui nourrissent les « replis identitaires ». Le médiateur culturel doit donc veiller à ce que l’espace public bruisse de nouveaux signes qui déplacent les significations, provoquent du débat, attisent des aspirations inédites, captent les identités culturelles et les amènent à se recomposer. Le dispositif public de médiation doit alors inclure la nécessité d’encourager les expérimentations artistiques comme libertés d’apporter de nouveaux repères sensibles pour la quête d’autonomie des personnes. La politique culturelle de la diversité doit impérativement faire place aux « stratégies d’artistes qui se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects », pour reprendre la belle définition du travail de dissensus de l’artiste, formulée par Jacques Rancière [38]. Dans un langage plus diplomatique fait pour ménager les compromis, le « second rapport mondial sur la diversité culturelle » de l’Unesco donne aussi à ce chantier une importance primordiale : « la diversité culturelle ne peut être préservée que si ses racines sont nourries en permanence par des réponses créatives apportées à un environnement en évolution rapide. En ce sens, la création artistique et toutes les formes d’innovation touchant à l’ensemble des activités humaines peuvent apparaître comme des sources d’imagination essentielles pour l’essor de la diversité culturelle. La créativité revêt ainsi une importance capitale pour la diversité culturelle, qui elle-même la favorise en retour » [39]. Ce deuxième chantier de l’expérimentation artistique n’est pas moins mouvant que le premier, mais sa vitalité conditionne la réussite de la politique de la reconnaissance dans une société soucieuse du Vivre Ensemble. Il reste que cette position au cœur de l’espace public, au centre des interactions des identités, au carrefour des expérimentations artistiques, peut décourager plus d’un médiateur, tellement habitués à instiller la valeur des « vraies » œuvres auprès de populations ignorantes.
Il convient donc de préciser les « bonnes pratiques » professionnelles de l’interaction.
* Chantier 3 : Balises et repères pour l’interaction.
Je vous l’accorde : le métier de médiateur paraît maintenant bien agité. Devant les exigences de la politique de la reconnaissance, il faut des règles de conduite qui déterminent de « bonnes pratiques » professionnelles.
Je me garderai bien de les établir à votre place, mais je suggère fortement que la réflexion s’inspire des préconisations du rapport Bouchard/Taylor [40]. Même si les préoccupations de ce rapport ne sont pas exactement les nôtres, j’ai pensé qu’on pouvait en extraire des règles de « bonnes pratiques » pour le métier de médiateur. Ainsi, les professionnels de l’interculturalité pour parvenir à une décision « sage et éclairée » devraient respecter (au moins) trois règles de conduite :
* la règle contextuelle, au sens où la demande par la personne de la reconnaissance de sa culture devra être resituée dans un contexte prenant en compte sa situation globale et celle de l’institution à laquelle elle s’adresse. Dans chaque contexte, il convient d’énoncer les limites que chaque institution n’acceptera pas de dépasser face aux demandes singulières des identités culturelles. Mais dans le même mouvement de reconnaissance, il convient parallèlement d’être à l’écoute des personnes pour essayer de rendre « justice » au « caractère singulier et potentiellement inédit des situations individuelles et, partant, à éviter les généralisations abusives ». Il s’agit d’accepter une approche « au cas par cas éclairée par le recours à des normes générales et par la comparaison avec des cas analogues ».
* la règle délibérative au sens où la demande de la personne appelle non une réponse brutale et toute faite, mais une discussion entre la personne et les professionnels des institutions ainsi qu’entre les professionnels eux-mêmes. Les professionnels doivent alors être guidés par des « repères éthiques » qui permettent d’apprécier si la personne est dans des dispositions qui favorisent le Vivre-ensemble. La confrontation des identités culturelles que favorise le médiateur n’est pas une opération naïve ; elle nécessite pour être pertinente un impératif souci « d’ouverture à l’autre » et une volonté d’établir des relations de « réciprocité » [41]. Dans ce cadre, « une approche délibérative s’appuie sur la prémisse voulant qu’une discussion authentique permettant à toutes les parties d’exprimer et de justifier leurs positions et encadrée par des principes généraux favorise la compréhension mutuelle et l’adoption de compromis mutuellement acceptables ».
* la règle réflexive au sens où la réponse à proposer à la personne n’est pas donnée nécessairement par les réponses antérieures. Cette nécessité réflexive n’est pas très facile à entendre par des professionnels qui ne doutent pas que leurs choix d’intervention sont les bons puisqu’ils sont professionnels. Mais, il faut bien admettre comme nous le rappelle le rapport Bouchard/Taylor que « tout raisonnement n’est pas infaillible et que de nouveaux dilemmes surgissent toujours dans la pratique, une approche réflexive se remet perpétuellement en question, revient sur ses prémisses et cherche constamment à apprendre des cas concrets et à mettre en place de nouveaux outils, dont la formation continue, pour les intervenants et les décideurs ».
* Chantier 4 : une approche de la médiation culturelle enfin évaluable.
Il fallait rappeler ces exigences de principes et ces règles de « bonnes pratiques » pour bien saisir que le travail du médiateur est maintenant devenu évaluable, au sens où nous l’avons indiqué en introduction.
* Pour saisir le changement, je rappelle que dans la politique de démocratisation de la culture, la culture commune est sélectionnée par des spécialistes. C’est une donnée qui s’impose au médiateur dont la tâche consiste uniquement à faire le passeur entre la sphère publique où sont sélectionnées les œuvres de référence et la sphère privée des « publics » dont il ne peut pénétrer les secrets intimes.
Au contraire, dans la politique de la reconnaissance, la culture commune n’est pas déterminée à l’avance ; elle relève d’une conquête permanente, résultat de la confrontation des identités culturelles, selon les bonnes pratiques énoncées plus haut. Deux situations peuvent alors être distinguées :
*) La première renvoie à ce moment délicat de la transformation de « l’individu » en « personne ». L’individu est, par définition, libre et autonome. Il exprime ce qui lui paraît bon pour lui et exige le respect de son identité culturelle sans pour autant se préoccuper de la valeur des cultures des autres. Par différence, la « personne » entend, aussi, avoir droit à la reconnaissance de son identité propre mais elle fait sien le principe universel du respect de la dignité des autres cultures. La politique de la reconnaissance consiste alors à parier sur les bienfaits des actions publiques qui favorisent le « passage de l’individu à la personne ». Les différents dispositifs d’écoute des dignités culturelles, de débat public sur le sens et les valeurs des cultures, de gestion des dissensus, de participation des personnes à l’action publique, d’ajustements concertés de la règle commune répondent à l’enjeu public de cette métamorphose de « l’individu » en une « personne ».
Mais rien ne dit que ces processus aboutiront au résultat escompté, tant l’univers sensible de l’individu échappe aux exigences de la raison [42]. L’individu peut parfaitement se replier sur le « moi, je », sans vouloir s’inscrire dans le « nous, ensemble ». Il peut renoncer au statut de « personne », trouvant sans intérêt de participer à la confrontation des cultures dans l’espace public. Dans ce cas, l’individu ne participe pas au collectif ; il ne manifeste aucun acte concret d’engagement dans le Vivre-ensemble. Comme la valeur de la politique de reconnaissance des dignités culturelles tient à la participation des personnes dans la confrontation de sens de leurs cultures, l’évaluation se lit sans difficulté : le médiateur doit témoigner de ces pratiques qui traduisent le renoncement de « l’individu » (seul ou en groupe) à se muter en « personne ». L’évaluation permet alors au décideur public d’apprécier les failles du Vivre ensemble dans la reconnaissance de dignités culturelles et de prendre les dispositions susceptibles de favoriser l’expression des confrontations.
*) Plaçons-nous maintenant dans une situation où l’individu devenu « personne » s’engage et participe au collectif qui répond le mieux à son droit à la dignité culturelle.
On pourrait être tenté en bon professionnel des arts de revenir aux préoccupations « d’épanouissement de l’individu » ou « d’appropriation des œuvres » par l’intime. On serait de nouveau dans l’impasse puisque la politique de reconnaissance est fort respectueuse de la liberté de goût de « chacun ». Mais nous n’en somme plus là. Considérons que le médiateur est maintenant en relation avec une personne engagée à dire sa culture dans l’espace public. Impossible de les prendre pour un consommateur ou un « public » dont il faudrait analyser la réception des « œuvres » ou les attentes de bon spectacle. La personne devient totalement « partie prenante », à entière part, au projet culturel public. Conséquence, elle est appelée à jouer un rôle actif dans l’instance d’évaluation : nulle autre qu’elle, seule ou en groupe, ne peut apprécier ce qui doit changer dans sa réalité pour que le projet culturel de reconnaissance ne soit pas une simple illusion, un simple leurre.
L’exigence d’une reconnaissance qui ne soit pas seulement un effet de discours mais un ensemble de pratiques saisissables dans la vie de la personne est nettement formulée par Axel Honneth : « Une nouvelle forme de reconnaissance sociale ne devient pas seulement crédible quand elle est rationnelle sur le plan évaluatif mais aussi quand elle rend en plus justice à la nouvelle qualité sur le plan matériel – autrement dit, quelque chose dans le monde physique des faits institutionnels ou des manières de se comporter doit changer pour que le destinataire puisse être effectivement convaincu d’être reconnu d’une nouvelle manière » [43].
C’est cette valeur de changement effectif apporté par la politique de la reconnaissance des dignités culturelles qui devient l’objectif de l’instance d’évaluation : qu’est que les personnes espèrent comme changements réels quand elles s’engagent dans le projet avec le médiateur culturel ?
Le travail évaluatif consiste alors à prendre le temps de la formulation du référentiel d’évaluation : il est inévitable que les personnes participent à l’énoncé des situations qui traduisent le caractère effectif de la reconnaissance. On doit comprendre par là que les réponses pratiques dépendent du projet personnalisé. Le groupe de personnes espérera peut être acquérir plus de savoir faire ou de connaissance sur un sujet ; peut-être voudra-t-il devenir un interlocuteur entendu par les élus, le directeur de l’école de leurs enfants ou l’administration locale... ou pour reprendre un exemple cité par Alec Coles à propos du travail mené par son musée avec un groupe de réfugiés politiques, le groupe souhaitera éventuellement se rendre dans les collèges pour expliquer sa situation grâce à une vidéo réalisée avec le musée [44]. Ce référentiel d’évaluation se définit en même temps que s’élabore le projet.
Avec la figure de la dignité culturelle, l’enjeu public instaure entre les deux parties (les médiateurs et le groupe de personnes) un engagement solide de réciprocité, qui prend concrètement la forme d’un document d’évaluation préalable où chacun décrit ses espoirs, objectifs et ressources apportés au projet co-construit ; un document qui vaut protocole d’éthique culturelle entre l’institution et les personnes. C’est cet engagement sur une éthique du Vivre ensemble qui donne sa légitimité d’intérêt général à la médiation culturelle et qui l’institue au centre de la société de liberté.
L’évaluation, conçue ainsi, mobilise la personne dans son rapport aux autres dignités culturelles mais laisse évidemment tranquille l’individu dans sa sphère d’intimité ; la politique culturelle ne prétend plus s’immiscer dans l’univers si convoité de « l’épanouissement ». Par contre, elle sollicite, dès la définition du projet de médiation, la participation de la personne à l’explicitation des enjeux et des conséquences du projet vis-à-vis des autres. Au nom de l’universalité de la reconnaissance des dignités, elle cherche à apprécier les changements de rôles et places des personnes pour mieux nourrir les débats de sens et de valeur au sein du Vivre ensemble.
Elle met ainsi l’enjeu culturel au cœur de la démocratie et non à la périphérie des temps de consommation de produits artistiques. L’enjeu de l’émancipation remplace alors la mystification de « l’épanouissement » ou de « l’appropriation » des œuvres.
Terminé l’échec congénital du travail de médiation culturelle. Au-delà des différences de pratiques des médiateurs, mais a-t-on déjà vu des acteurs culturels faire tous la même chose de la même manière !), l’unité de la médiation culturelle peut alors être définie. Elle n’est plus un mirage qu’il faudrait s’interdire d’énoncer compte tenu des différences observées dans l’action. Le médiateur culturel sait maintenant le rôle nécessaire qu’il doit jouer dans la démocratie : il est acteur de la reconnaissance des personnes et fournisseur d’outils d’interconnexions entre les dignités culturelles... en tout cas, si la société de liberté devait respecter sa signature en matière de droits culturels des personnes.
Le combat pour la valeur d’intérêt général de la médiation culturelle est donc politique. Il n’est pas dans le bricolage des pratiques sur un terrain déjà bien bousculé par la recherche systématique de nouveaux publics, plus exactement de nouveaux consommateurs passant une journée de plus à l’hôtel à la suite de leur visite de l’exposition de grande qualité internationale qui rend notre territoire plus puissant que celui d’à côté. Même si l’on peut préférer la guerre des arts à la guerre des chars, il serait triste que les sociétés de liberté s’enlisent dans les stratégies d’attractivité culturelle qui finissent par devenir des luttes territoriales de tous contre tous. Au contraire, la première exigence d’une société de liberté devrait être de confirmer la mission éthique du médiateur culturel comme bâtisseur infatigable du Vivre-ensemble et des interconnexions des dignités culturelles des citoyens.
Je ne suis pas certain que cette conclusion enthousiasme vraiment la profession constituée. En tout cas, elle me semble donner un sens universel à l’engagement 19 de l’agenda 21 de la culture : « Mettre en place des instruments adaptés pour garantir la participation démocratique des citoyens à l’élaboration, à l’exercice et à l’évaluation des politiques culturelles publiques ». Elle est surtout une manière de confirmer la dimension universelle de « la charte déontologique de la médiation culturelle » [45] du moins dans son principe 4 : « la reconnaissance de la compétence culturelle de toutes les personnes dans leur diversité constitue le point de départ de tout acte de médiation ». J’ajouterai : de toute politique culturelle publique.

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